"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

09/09/2009

En hommage au maître oublié



A propos de la place de René Girard dans Un Cœur intelligent, d’Alain Finkielkraut


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On n'aime rien tant que se raconter des histoires. L’humanité est une machine à produire des fictions qu’elle plaque avec enthousiasme sur le monde. Des fictions gratifiantes, et apaisantes, des fictions réconfortantes, des fictions éclatantes et vindicatives, des fictions en couleurs, mais moralement en noir et blanc, dans lesquelles d’une façon ou d’une autre le Bien triomphe toujours du Mal. Des fictions dont la trame est tout entière consacrée à la jouissance narcissique de l’humanité, à son triomphe définitif sur ses semblables et sur le monde, à la vengeance de ses humiliations, au dépassement de ses petitesses et de ses limites. Ces fables sont un moteur extraordinaire pour l’être humain, puisqu’elles tracent son destin prométhéen. La technique n’est pas neutre, c’est au contraire le retour d’un investissement émotionnel maximal. Le progrès technique est avant tout militaire, le produit étincelant et mortifère de la rivalité. De même, les fables que l’humanité se raconte sont souvent programmatiques. Avant de triompher de l’ennemi sur le terrain, il faut le pourfendre sur le papier ou dans sa tête. Personne n’a mieux « réalisé ses rêves » que Napoléon ou Hitler.

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Et le roman, notre cher roman, est-ce une simple modalité « moderne » de la fable ? La préméditation d’un acte de vengeance ? Au mieux, sa rumination et son report? Un pur produit du ressentiment ? Le roman, moins enlevé que l’épopée, plus terre-à-terre, plus individuel sans doute que les fictions habituelles, mais fable quand même? Tous les hommes se racontent des histoires, c’est sûr, mais les romanciers ? Julien Sorel et Napoléon même combat, c’est possible, mais Stendhal et Napoléon ?

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A en croire Alain Finkielkraut, il existe une division ontologique au cœur de la fiction, et sans doute au cœur du roman lui-même. Une opposition radicale entre le roman « véritable » et ce qu’il appelle le romanesque, opposition qui malgré sa radicalité ne reproduit pas les oppositions manichéennes (« saint Georges contre le dragon ») que l’humanité met en scène depuis la nuit des temps. L’alchimie délicate qui vient mettre à bas la structure manichéenne de la fable sans la redoubler -opposer simplement la « bonne » subtilité romanesque contre le « mauvais » manichéisme de la fable, ce serait un avatar de la fable- c’est l’art du roman.

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Le roman digne de ce nom serait donc la drôle de machine qui dérègle la mécanique infernale de l’universel et sempiternel mélodrame, le fluide qui dissout en la relativisant l’opposition monotone des forces du Bien et du Mal, que cette opposition se présente sous la forme mythique de la bonne communauté des humains contre un élément étranger qui la menace, ou sous la forme moderne (une simple inversion du modèle traditionnel) d’un Moi autosuffisant face aux Autres, toujours considérés comme un bloc malfaisant et corrompu. Le roman, ce serait un grain de sable dans la machine à produire du kitsch, c’est-à-dire du « mensonge embellissant (Kundera) ». Une machine à ramener le lecteur (et l’auteur ! et le personnage !) vers son dénuement natif, vers sa nudité honteuse d’avant les fables. Paradoxalement donc, le roman raconte des histoires, mais des histoires qui vont de travers, où rien ne se passe comme prévu, où personne ne tient longtemps le beau rôle.

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L’art du roman existait-il avant le roman ? Ou est-ce une nouveauté moderne que cet art délicat qui consiste à pulvériser les fables ? Ou question plus déchirante, l’art du roman existera-t-il après nous ? Est-il sur le point de disparaître, abattu par notre goût pour les petits arrangements avec les choses telles qu’elles sont? On pourrait considérer que le mal que dit de l’humanité le roman est insoutenable. Pourquoi l’humanité voudrait-elle tellement s’entendre dire ses quatre vérités ? Ne serions-nous pas plus heureux si rien ne nous empêchait de croire à nos mensonges? Si rien ne nous empêchait d’adhérer à une vision manichéenne du monde ? Un monde où la puissance coagulatrice du bouc-émissaire ne serait contrecarrée par rien ne serait-il pas plus vivable? C’est une sorte de mystère, avouons-le, que la persistance dans notre monde de cette force dissolvante que Finkielkraut, après Kundera, appelle l’art du roman. J’aurais tendance pour ma part à y voir à la suite de René Girard un héritage du souffle évangélique. Je vois Satan tomber comme l’éclair. Satan, inspirateur des mythes et des mensonges qui s’inventent pour justifier la violence des hommes. Le diable, accusateur de nos frères. C’est pour cela que Girard place l’art des grands romanciers sous le signe de la conversion, dans le sens le plus orthodoxe, c'est-à-dire le plus catholique, du terme. Lorsque le romancier renonce au confort du kitsch, sa vie lui apparaît dans une lumière différente, et il en est transformé. L’œuvre passée reflétait la violence du tous contre un et la fascination pour le rival, l’œuvre à venir les révèlera. C’est ainsi que l’auteur renonce à l’illusion romantique qui permet de distinguer à coup sûr le Bien du Mal, c’est-à-dire le Moi authentique (pur !) du moi altéré par la société ou la morale.
Une belle histoire, non ?

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A vrai dire, tout au long de ma lecture de ce Cœur intelligent, je n’ai cessé de penser au magnifique Mensonge Romantique et vérité romanesque, le premier livre de René Girard, et plus largement à l’ensemble de la théorie mimétique que Girard a développé dans ses ouvrages suivants. J’ai trouvé dans ce Cœur intelligent le même souci que Girard de se mettre à l’écoute de l’art du roman, les mêmes conclusions quant aux vertus des grands romanciers. Comme Girard, Finkielkraut voit l’art du roman comme un art de se dépendre des mensonges de la fiction, c’est-à-dire des différents avatars de la mentalité persécutrice à l’œuvre dans le monde moderne. Car paradoxalement peut-être (les grands romanciers n’ont-ils pas souvent été accusés d’immoralité, ou, variante euphémistique du jour, d’exagération?) l’art du roman – tant pis, avançons sans hésiter ce qui passera peut-être pour une exagération ou un mensonge romantique et ridicule - est idéalement un art à la fois moral, vrai et beau.

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Les pages profondes qu’Alain Finkielkraut écrit sur le rire dans son analyse de La Plaisanterie de Milan Kundera pourraient être signées par un (brillant) girardien. « Le sage ne rit qu’en tremblant » avance, à propos de Milan Kundera, Alain Finkielkraut, citant ainsi Baudelaire sans le nommer. Le sage ne rit qu’en tremblant car il y a rire et rire. Il y a le rire de l’humour qui « dérègle les unions sacrées » et « le rire des amuseurs » qui « désigne les victimes sacrificielles ». Le premier rire, celui qui « dérègle les unions sacrées », ce serait le rire de Dieu, ou plutôt son écho dans le roman. Finkielkraut suit ici Kundera lorsqu’il définit l’humour comme « l’éclair divin qui découvre le monde dans son ambiguïté morale ». Quel Dieu étrange que celui dont le rire sacrilège « dérègle les unions sacrées » et relativise la morale! La conception de la divinité est ici implicitement chrétienne, dans le sens où, selon René Girard, le Dieu des chrétiens est celui qui corrode la puissance de l’unanimisme des persécuteurs. Dieu rit des hommes et de leur propension à prendre leurs mensonges au sérieux, à se gonfler d’importance avec le souffle des histoires qu’ils se racontent.

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C’est aussi dans une perspective classiquement girardienne que l’on pourrait lire les très belles pages que Finkielkraut consacre au Premier Homme d’Albert Camus. « Ce qu’a de plus émouvant, et même de tragique, Le Premier Homme, c’est moins son inachèvement que son caractère inaugural. Camus revenait sur ses pas et, simultanément, il se déprenait de lui-même (je souligne), de la pompe que lui reprochait Sartre comme du dépouillement trop concerté de l’écriture blanche. Sa prose s’est métamorphosée afin de restituer aussi complètement que possible la présence physique du monde dont il est issu. Camus est mort alors qu’il naissait, littérairement, à une vie nouvelle. » Girard n’a jamais analysé Le Premier Homme, un ouvrage paru alors qu’il avait écrit l’essentiel de son œuvre. Pourtant, dans un article de 1964, Girard décrivait déjà l’évolution littéraire de Camus à la fin de sa vie sous l’angle de la conversion et de la renaissance dont La Chute, dernier ouvrage achevé de Camus, serait le premier fruit. Girard parle en effet à propos de cet ouvrage d’une « espèce de conversion » de l’auteur qui se livre à une autocritique féroce sous les traits de l’avocat Clamence sous l’emprise d’une métamorphose spirituelle.

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De la même manière que Girard a lu L’Etranger à la lumière de La Chute, il serait intéressant de relire cet ouvrage à la lumière de l’analyse que nous offre Finkielkraut du Premier Homme. Meursault est plongé dans la banalité d’un terne quotidien, mais il se réclame d’un ailleurs radical qui en Algérie l’isole de ses proches, et même de l’humanité entière. Cet ailleurs n’est pas un lieu puisque Meursault refuse une mutation vers Paris, le lieu désirable par excellence pour un écrivain originaire d’une province française reculée tel que Camus. D’une certaine façon, Meursault n’a nul besoin de rejoindre un ailleurs qui existerait hors de lui, puisque l’ailleurs, il l’incarne. L’étranger, au sens de lieu, comme lorsqu’on dit « je vais à l’étranger », c’est lui. Ce refus de Meursault de reconnaître son incomplétude, son besoin d’un ailleurs, n’est-ce pas l’ultime pointe du mensonge romantique ? Meursault, étranger en sa propre patrie, paraît appartenir à un autre monde que celui qui l’environne, un monde dont il serait le seul habitant en même temps que le souverain implacable. La place dans le monde de Jacques Cormery, le personnage principal du Premier Homme, est rigoureusement opposée à celle-ci. Jacques se reconnait pleinement comme provincial, attiré par un ailleurs qui représente la culture et la distinction. La reconnaissance de cette attirance, de ce désir d’étrangeté, marque une révolution complète par rapport à Meursault. La reconnaissance par Camus, à travers la figure de Jacques, de sa propre incomplétude, de son désir ontologique d’un ailleurs, lui donne dans un même mouvement la possibilité d’aimer sa propre terre natale, celle que lui rend sa « mémoire vive de la mer, du soleil et des paysages (Finkielkraut)» et de se reconnaître « snob », attiré par le monde métropolitain de la culture. Alors que Meursault se trouvait dans le double déni, celui de son attachement physique à sa terre natale et celui de son désir métaphysique pour un ailleurs littéraire, Jacques Cormery est l’homme de la reconnaissance, il se reconnaît algérien, un fils de la terre de son enfance, et il reconnaît son désir d’un ailleurs, celui de cette France exotique, patrie de la culture. En bonne orthodoxie girardienne, cette reconnaissance de la nature exogène du désir, de sa propre incomplétude, passe par une reconnaissance dans la formation de la structure de son désir pour le monde du rôle concret des médiateurs. C’est ainsi que dans Le Premier Homme, Camus paye sa dette à l’égard de ses médiateurs, à commencer par ses parents et M. Germain, son instituteur. « Voici les miens, mes maîtres, ma lignée… »

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Une dernière remarque à propos de ce Premier Homme selon Finkielkraut. Il s’agit du seul ouvrage analysé dans Un Cœur Intelligent signé par un auteur français. Cela pourrait paraître curieux de la part d’un auteur pour lequel il n’existe rien de plus essentiel que le lien qui unit la France avec la culture. Comment comprendre ce paradoxe ? Comment comprendre que les choix littéraires d’Alain Finkielkraut se portent sur des ouvrages signés par des auteurs anglo-saxons ou russes, plutôt que français ? Il faut voir ici, je pense, le souci d’une prise de distance par rapport à une réalité qui serait immédiatement donnée dans l’expérience personnelle du lecteur, à l’image même du détour par la fiction proposée par le roman. Il faut remarquer que l’ouvrage le plus récent est encore celui de Camus, et qu’il date de près d’un demi-siècle. La distance géographique est doublée d’une distance temporelle. Ces deux prises de distance plaident en faveur de l’universalité du roman (ou peut-être de son européanité, puisque tous les auteurs ici évoqués sont européens au sens large). Plus profondément peut-être notons aussi que d’une certaine façon, l’exception camusienne confirme la règle ici énoncée puisque pour Camus lui-même, la France est le pays exotique par exemple. Il est ce pays d’une « attirante étrangeté », pays qui l’aimantera vers la culture et qui le ramènera plus sûrement à lui-même qu’il l’aura d’abord aimanté. Le seul livre français est celui qui met en scène la distance qu’instaure la littérature à l’égard des enjeux des fables dans lesquels tout un chacun se perd.

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Mais Alain Finkilelkraut ne parle pas de René Girard. Pourtant, illustrant dans la forme ce qu’il nous dit sur le fond, Alain Finkielkraut défend par la voix de Vassili Grossman (qui lui-même cite Tchekhov !), la médiation des noms propres. Le roman nous empêche, écrit-il de céder « à la dangereuse ivresse d’aimer ou d’exécrer les êtres abstraits sans nom ni prénom ». Personne mieux que René Girard ne s’est mis à l’écoute du roman pour nous livrer la philosophie du roman. Lorsqu’Alain Finkielkraut souligne la structure toujours identique du « romanesque » face aux contenus changeant du bien et du mal, on croirait lire du Girard parlant des mythes. Ici c’est seulement le vocabulaire qui change. Là où Girard oppose le romantique (mensonger) au romanesque (véridique), Finkielkraut oppose le romanesque (mensonger) au roman (véridique). Le mot romanesque est donc utilisé de manière diamétralement opposée par les deux auteurs, ce qui ne facilite certes pas la compréhension du lecteur, mais ne change rien sur le fond.

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Il ne faut sans doute pas donner de sens trop précis à cette subversion sans doute involontaire par Finkielkraut du sens du mot romanesque chez Girard. Cependant, il est troublant que l’identité de pensée soit camouflée par une utilisation diamétralement opposé du même mot. Ce que Girard appelle romantique, Finkielkraut l’appelle romanesque, et pour désigner ce que Girard appelle romanesque, Finkielkraut parle tout simplement du roman, ou de l’art du roman. Mais les deux auteurs, s’ils s’opposent sur le sens à donner au mot romanesque, se retrouvent parfaitement sur le fond pour célébrer les vertus du roman, « instance d’appel (Finkielkraut) » face au mensonge universel des fictions stéréotypées.

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Il y a quelque chose d’admirable dans le soin qu’Alain Finkielkraut, qui en tant que critique, ne se réclame d’aucune école, qui ne revendique aucune grille d’analyse, prend à rester au plus près du texte, à suivre l’intrigue des romans sur lesquels il se penche jusqu’au bout. Pour une fois, le critique s’efface derrière le texte. C’est en tant que simple lecteur qu’Alain Finkielkraut s’adresse à nous , sans théorie interprétative, sans grille d’analyse. Et c’est sans doute grâce à cette lecture attentive, à cette ouverture au texte, que ce sont ces romans mêmes qui deviennent des grilles d’analyse merveilleuses pour nous livrer les secrets de notre monde. Aucune grille n’est plaquée sur ces romans, ils ne sont l’illustration de rien du tout, mais deviennent au contraire la source d’un savoir sur notre monde. Là encore Alain Finkielkraut rejoint René Girard lorsque celui-ci prétend avoir tiré sa théorie mimétique de la substance même des grands romans de la civilisation occidentale.

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Afin de poursuivre hardiment ma tentative d’annexer ce Cœur intelligent à la théorie mimétique girardienne, je reviens encore une fois sur la question du rapport qu’entretient le roman avec le collectif. Il se dégage de l’ouvrage d’Alain Finkielkraut une défiance radicale à l’encontre du collectif. A travers le goût et dégoût du lyrisme révolutionnaire chez Kundera, ou le goût et le dégoût de « l’encamaradement » chez Haffner par exemple, pointe une forme de terreur face à la puissance du mimétisme humain. Car si celui-ci fédère les groupes, c’est toujours grâce à la désignation d‘une Bête immonde, par exemple celle qu’incarne le raciste, ou supposé tel, de nos jours. L’adhésion à la modernité, au temps présent, est terrifiant parce qu’il se coupe de toute profondeur temporelle (un recours aux anciens) ou spatiale (une ouverture à la verticalité religieuse). La mortifère tautologie du temps présent, qui se juge bon et supérieur aux époques antérieures seulement parce que c’est son tour d’être là, détruit la possibilité d’une prise de distance vis-à-vis de soi-même et de son époque. Cette possibilité est pourtant une condition d’existence de l’art du roman. Celui-ci ne peut exister sans le recours à un héritage (« l’héritage décrié de Cervantès », auquel Kundera se promet d’être fidèle) ou à une tradition (la tradition qui nous a transmise le dogme du péché originel, celle qui fait retentir le rire de Dieu à travers l’histoire).

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L’art du roman, un art qui est pourtant un enfant de la modernité, est-il menacé de disparition par la modernité triomphante ? La voix singulière des romanciers va-t-elle devenir inaudible sous les cascades des rires lyncheurs des foules démocratiques ? Les décapitations symboliques et virtuelles des têtes qui dépassent n’épargnent pas les romanciers (voyez Kundera lui-même en son pays). Cette inquiétude devant le retour de la mentalité persécutrice est au cœur de l’ouvrage d’Alain Finkielkraut. Cette inquiétude, René Girard la partage. Et lorsqu’Alain Finkielkraut cherche en vain les romanciers contemporains qui sauraient remettre à leur place les Don Quichotte modernes qui s’affublent sans que personne ou presque ne pense à en rire du qualificatif de résistants, nous partageons son inquiétude. « C’est peut-être cela, la société postlittéraire ou le monde d’après le roman ; un monde peuplé d’Emma Bovary sans Flaubert, d’enfants de don Quichotte sans Cervantès et de moulins à vent allégrement confondus avec la Bête immonde. »

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Sans doute l’affirmation qui suit paraîtra ridiculement grandiloquente et pompeuse à ceux qui sont encore là, mais d’un certain point de vue la disparition du roman c’est aussi la fin du monde. Dans la fable en effet, qui est la modalité normale du discours, le monde, obstacle à la réalisation du désir de l’individu, devient la victime émissaire du récit, il est expulsé pour laisser la place à une réalité intégralement manipulable, que l’auteur modèlera en fonction de ses désirs. Que ce héros se conçoive in fine comme triomphateur du monde ou comme sa victime favorite importe peu, il s’agit toujours de façonner une réalité mythique visant à offrir des compensations symboliques à l’humanité. Le monde asservi révèle son statut de victime émissaire au sens où la maîtrise intégrale du monde par l’affabulateur fait de ce dernier l’enjeu du récit. C’est toujours un moi aliéné qui se fantasme souverain. Par contraste ce que l’on pourrait appeler grâce à Camus ou à Coetzee la littérature de la chute ou de la disgrâce de l’humanité, autant dire le roman, est attentif à ce qui résiste dans ce réel aux caprices de l’auteur.

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Je reviendrai peut-être plus longuement et dans un autre cadre sur les liens qui unissent La Tache, ouvrage à propos duquel Finkielkraut a des pages magnifiques, et la théorie mimétique. La Tache est consacrée à la violence collective sous une de ses formes modernes les plus frappantes, c'est-à-dire antiraciste et moralement impeccable. Finkielkraut montre qu’un des enjeux du livre est de montrer la violence collective sans verser dans une forme de romantisme du tous contre un. Je me contente de noter que je vois une forme de contradiction dans ce que dit Finkielkraut à propos de Tout Passe de Vassili Grossman, (« le Mal est dans le fait de localiser le mal ») et ce qu’il dit de la conception du Mal qui se dégage de l’œuvre de Roth. Si le Mal consiste à vouloir se purifier de la souillure, il n’en reste pas moins que la tache existe en tant que tache, et que le processus de purification est conçue comme une souillure de plus. Il faudrait que Girard et Roth s’expliquent plus longuement.

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Je l’ai dit plus haut, à croire René Girard (et Milan Kundera à sa suite) les grands romanciers connaissent à une période de leur vie un processus qui s’apparente à une conversion religieuse. Leur jeunesse, le temps des illusions romantiques (Girard) ou du lyrisme sentimental (Kundera), leur apparait dans une lumière nouvelle qui leur donne une lucidité inédite. Il est possible que d’autres hommes que les romanciers connaissent au cours de leur existence un processus semblable. Alain Finkielkraut a raconté, je crois, cette expérience dans son ouvrage intitulé Le Juif imaginaire paru en 1981. A l’âge de 30 ans environ (l’âge idéal pour une conversion existentielle selon Milan Kundera) Finkielkraut revenait sur le rôle gratifiant qu’il avait endossé avec enthousiasme dans sa jeunesse : celui du Juif victime d’un antisémitisme français omniprésent qu’il s’agissait de pourfendre avec courage et enthousiasme. Intempestif (comme le Lord Jim de Conrad), il résistait au nazisme avec quelques décennies de retard. Avec cette posture du résistant seul contre tous, il rejoignait celle de l’homme du souterrain, cet « égocentrique sans ego », celle du « je suis seul et eux ils sont tous » que nous connaissons tous (en termes girardiens :« chacun se croit seul en enfer et c’est ça l’enfer »).

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La conversion littéraire, c’est reconnaître que l’on n’est pas seul, que nous sommes, chacun d’entre nous façonnés par autrui. « Voici les miens, mes maîtres, ma lignée…» nous dit Finkielkraut à la suite de Camus. Ce panthéon intime ne comprend pas le nom de René Girard. Cet article se contente de suggérer qu’il devrait néanmoins y trouver sa place.
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