"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

05/01/2009

Je suis envieux, et alors ?



« Quelle voix s’élèvera pour prendre la défense des envieux ? » Mikhaïl Boulgakov, Le Maître et Marguerite.

Depuis la nuit des temps l’envieux a mauvaise presse. Toutes les cultures, toutes les civilisations ont stigmatisé à l’envi et généralement de la plus rude des façons le sentiment d’envie en ce qu’il est la source des pires désordres et la marque d’une âme mauvaise. Malgré la prolifération contemporaine des briseurs de tabous, personne à ma connaissance ne s’est lancé dans une défense de l’envieux. Alors que les autres pécheurs capitaux ont tous été réhabilités par la modernité et son agent de propagande qu’est la publicité –la luxure n’est-ce pas trop cool et indispensable (ceux qui diront le contraire seront des frustrés, et la frustration n’est-elle pas, avec la nostalgie, le péché capital moderne par excellence?), la gourmandise, un défaut sympa et plein d’avantages en cette période de récession, etc. ?- seul l’envieux continue de subir la vindicte du bon peuple modernant. C’est que l’envieux, mauvais perdant, convoite la perte de celui qu’il n’a pu égaler. Telle la mauvaise mère du jugement de Salomon, l’envieux veut priver autrui d’un bien qui lui échappe. Ses yeux injectés de sang sont rivés sur l’inaccessible bonheur du voisin. L’envieux se fait une bile noire et un visage d’outre-tombe à convoiter vainement ce qui lui échappe. L’envieux a le teint glauque et les traits creusés par les insomnies que lui cause le bonheur d’autrui. Tapi dans l’ombre tel le péché, il échafaude les pires machinations pour déposséder son rival du bien dont il paraît comblé. Bref, l’envieux veut le mal. Et comment défendre celui qui veut le mal ?

Pourtant en cette époque où il semble si tendance de brûler les voitures d’autrui dans la rue au nom de la lutte contre les inégalités, ou encore, au lieu de chercher à prendre soin de la population dont on a la charge, de balancer des roquettes sur son voisin lorsqu’il prétend vous ignorer trop royalement à coup de barrière de sécurité, il me semble urgent de réhabiliter les envieux et le sentiment qui les animent. Il faut entendre, avec toute la compassion dont notre époque si généreuse sait habituellement faire preuve, le désarroi qui s’exprime dans ces gestes qui ne sont rien de moins que des appels au secours d’âmes à la dérive. Pour cela, il faudrait d’abord se débarrasser de ce vilain mot qu’est le mot envie. Il suffira de dire que l’envieux n’est pas méchant au fond, qu’il n’est pas envieux, mais qu’il manifeste par ses actes de destruction une volonté bien légitime de dénoncer une injustice dont il est victime. L’envieux n’est pas un mauvais bougre, il se contente de vouloir la justice sociale ou politique. Il fait le mal certes, mais au nom du bien, ou plutôt, soyons précis, au nom du seul bien qui existe c’est-à-dire son bien, dont le bien (matériel) d’autrui paraît le priver. C’est un assoiffé de justice sociale. C’est ainsi que l’on sacrifiera avec profit à une coutume moderne qui consiste à donner à une chose ancienne un nom nouveau. L’horrible envie disparaitra sous le fard de la soif de justice. Tout beau tout neuf, merci L’Oréal.

Mais peut-être certains trouveront cette approche, quoique moderne dans la forme, un peu archaïsante dans le fond. La justice sociale n’est-elle pas un idéal un peu dépassé ? Pour moderniser notre approche, il suffira alors de voir notre prétendu «envieux » comme un apprenti capitaliste. Car qui est l’« envieux » au fond, sinon celui qui n’a pas sa part de gâteau pleine et entière, ou plutôt celui à qui sa part de gâteau ne semble pas être assez grosse ? Il adhère pleinement aux valeurs consuméristes de l’époque, notre « envieux », et à ce titre seulement, il mériterait déjà une réhabilitation complète et définitive. Sa violence contre les biens ou même la vie d’autrui manifeste son adhésion totale au monde du marché, et pour cela, il mérite toute notre gratitude et notre reconnaissance. Applaudissements pour « l’envieux » !


Comme tout le monde, il m’arrive d’être envieux. Professionnellement par exemple, j’envie ceux qui réussissent aisément, là où je trime comme un forcené pour obtenir quelques résultats. Jusqu’à récemment je n’en étais pas fier. J’avais même tendance à le cacher en me déclarant bruyamment satisfait de mon sort. En comprenant que l’envie que j’éprouve n’est que la face cachée et le nom culpabilisant d’une injustice, j’ose enfin l’affirmer à haute et intelligible voix. Je suis envieux, et alors ? Bientôt, je n’en doute pas, je me sentirai habilité à me livrer aux pires mesquineries à l’encontre de ceux qui m’entourent au nom de cette injustice. Qui osera me le reprocher ? Et surtout, au nom de quoi le ferait-on?