"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

16/12/2008

Des racines sous le béton ?



« France, France, réponds à ma triste querelle.
Mais nul, sinon Écho, ne répond à ma voix. »
Joachim Du Bellay
Je me souviens de mon adolescence et de cet étrange sentiment qui m’habitait lorsque je prétendais ne pas regarder avec mon père les matchs de football à la télévision. Finale de l’Euro en 1984. Ostentatoirement plongé dans Cioran, je jette néanmoins des coups d’œil torves à l’écran, comme s’il projetait un spectacle indécent. Faut que la France leur foute une branlée aux Espagnols. Qui a dit ça ? Personne n’a parlé ? C’est donc moi qui l’ai pensé ? Disons le gros beauf qui gisait en moi. Le salaud, qu’est-ce qu’il foutait là ? Que faire de mon « chauvinisme », comme on disait alors ? Que faire de ce désir illégitime, vicieux, de voir la France triompher ? Pourquoi ne pouvais-je me défaire de cet attachement ringard, plus que ringard, incompréhensible et coupable, à l’équipe de France de Football, Platini-Giresse-Tigana-Fernandez ? A seize ans, français et chauvin malgré moi. Malgré tout ce que me dictait ma conscience, je ne pouvais me débarrasser d’un fond franchouillard. Franchouillard, le mot qui fout la honte. Il fallait partir, voir ailleurs. Profondément, intimement, je ressentais l’appel du grand large. Avec la bénédiction parentale et leur soutien financier souvent, les voyages aux Etats-Unis, plus tard au Japon, plus tard encore en Chine. Voilà ce qui plaisait aux filles, voilà la seule chose qui me rendait intéressant, différent du tout venant qui sillonnait comme moi la banlieue sur une sempiternelle 103 SP.

Mais ce goût de l’ailleurs qui, me semblait-il, m’appartenait en propre, mon désir de foutre le camp, était-il vraiment une rupture avec l’enfance ? Je l’aurais juré, alors. Je quittais ma banlieue « pourrie », vite la gare, vite le RER, Châtelet, Orly. Ailleurs, je respire, j’existe, je suis moi.

A la réflexion, la quarantaine venue, je n’en suis plus si sûr. Dans une banlieue sans Histoire et sans histoires, la mienne, l’arrachement moderne allait de soi, c’était un destin. Mon désir d’ailleurs, une vaine surenchère sur ce destin. Pavillon années 70, panneau de basket devant le garage, gazon propret, le samedi direction l’hypermarché qui trônait au cœur d’un immense centre commercial, arrogant monument prétendant se substituer à la ville sur laquelle on l’installait. Le centre commercial, plus radical qu’une cathédrale qui elle n’a jamais cherché à remplacer le monde ancien, mais seulement le subvertir, le réorganiser. Se souvient-on de ces villes 2, de ces immenses centres commerciaux créés autour de Paris pour cacher la vieille banlieue ou recouvrir l’obsolète campagne? Un rêve de nouveau monde qui remplaçait avantageusement l’ancien, banlieusard ou campagnard, ouvrier ou agricole, que nos parents voulaient oublier. Le nouveau monde près de chez vous. Internet avant Internet. Inutile de traverser l’océan. Ce nouveau monde a alors colonisé l’ancien avec son assentiment le plus total. Les trente glorieuses ont rêvé de débarrasser la nouvelle Europe apaisée de son Histoire tortueuse et de ses conflits millénaires. D’ensevelir cette vieille Europe tricarde d’elle-même sous une couche de béton. Cachez cette terre française gorgée d’un sang impur ! Celui de nos ancêtres morts pour cette obsolète patrie, victimes ou bourreaux impliqués dans obscures querelles que nuls aujourd’hui ne saurait plus débrouiller ! Le crime nazi et la collaboration française écrasent tout. Le passé est mauvais, un point c’est tout ! A coup de bétonneuses, le monde s’est brutalement vidé de son sens. Les choses sont devenues des objets, alignés sur des rayons d’hypermarché, « à profiter ». Le monde n’avait plus aucune vocation à durer. Il devint artificiel, consommable, malléable. Les racines brutalement coupées, étouffées sous le béton. Je suis né sur cette plateforme, cette dalle sur laquelle tout glisse.

Notre ancienne religion est devenue une superstition, c’est-à-dire un rite incompréhensible. A la place, culte de l’Amérique et de l’Américain, du lointain, obsolescence du prochain, amour de l’avenir, haine du passé, ou alors amour du passé mais folklorisé, mis à distance et neutralisé, comme une bête sauvage dans un zoo. Equivalence des formes et des cultures. Le tout moderne à la maison. Le regard fixé sur l’horizon, malgré la crise et les difficultés qui commencent.

A 16 ans, en ringardisant la vieille France moisie j’avais donc tout fait comme il le fallait. C’était au temps où L’Idéologie Française régnait en maitre dans les esprits, jusque dans la classe moyenne moderne de mes parents, sans qu’elle en ait nécessairement conscience. Gauche moderne contre droite libérale. Tous ou presque étaient d’accord pour tenir le passé à distance. Mon grand-père, mon cher grand-père, fils de tout petits paysans était un lepéniste honteux, je ne l’ai appris qu’à sa mort en 1997. Ringardise de l’attachement à la communauté. Je me croyais malin et libre-penseur, alors que j’aboyais avec la meute. Un peu plus fort et un peu plus hargneusement que mes parents, c’est tout. Esprit libre et sans attache. La gare de banlieue est le centre. Nous étions aspirés vers l’ailleurs, vers l’au-delà moderne. Dans le temps et dans l’espace, seul l’étranger existe. Je n’appartiens à rien ni personne, je ne suis de nulle part. C’est écrit. Nowhere Kids. Le nom de mon groupe Punk virtuel en 1985 (1).

Quelques années plus tard, l’Orient merveilleux et ses buildings immenses. Les néons criards de Tokyo provincialisent ma ville-lumière. Mon moi ne mérite pas qu’on s’y attache. Une illusion. Mon goût pour le bouddhisme, c’est de l’arrachement et du détachement au carré. Du super-moderne. A Tokyo, du verre, du béton, des métros, des avions. A Shinjuku, en haut des buildings, de me voir si haut perché, je me croyais aussi grand que le monde, pauvre con que j’étais. L’Asie, ca va vite, ça bouge. Paris, mon trou provincial à moi. Mon rire douloureux (jaune, très drôle vraiment) depuis Tokyo lorsque je recevais le courrier de mon Grand-père, agrémenté des dépêches d’un journal bien sûr illisible alors, Le Parisien (qui avait tout juste fini d’être libéré à l’époque) et qui me donnait le classement du championnat de France. J’en riais de ces dépêches alors, à l’Université avec mon pote qui faisait sa thèse sur Schopenhauer. Le seul Parisien libéré, c’était moi. En train de m’éclater à Tokyo. En train de me la jouer, avec Dôgen en langue originale dépassant ostensiblement de la poche, et auquel je n’ai jamais rien compris, je peux bien l’avouer maintenant.

Quand est-ce que j’ai fini de me la jouer ? Le snobisme qui se voulait rigolard et cool de ma jeunesse, m’en suis-je vraiment débarrassé ? Le retour aux racines, et à la religion, un super-snobisme ? Comment accéder à ce qui gît sous le béton ? Les livres, un écho de la terre et du ciel? La culture, une arme pour forer et pulvériser le béton? Vraiment ?

Le rituel, seul et sans trop de conviction, autre chose qu’une pose ?


(1) Je me rends compte grâce à mon cher ami Google qu’aujourd’hui existe un groupe « post-grunge », un mouvement sans doute pas très éloigné de ce qu’était le Punk de mon adolescence, qui est l’auteur d’un morceau intitulé Nowhere Kids, visible et écoutable (?) ici, et qui développe une vision de la famille et de la vie en banlieue étonnamment proche de celle que je devais avoir alors. Malheureusement ou heureusement, je n’ai enregistré alors aucun single qui aurait été l'hideuse et irréfutable preuve que même en matière de vacarme la vieille France peut parfois être en avance sur les Etats-Unis.
Florentin Piffard