"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

12/12/2008

Les sources chrétiennes oubliées de la morale d’Arthur Schopenhauer et Michel Houellebecq

Autant annoncer nettement la couleur. Depuis quelque temps je méditais de me lancer dans une entreprise de récupération, au profit du christianisme, de grandes figures de la philosophie et de la littérature. S’il faut rendre à César ce qui est à César, il faut aussi, c’est écrit, rendre à Dieu ce qui est à Dieu. Le but de cet article est de montrer que la source de la morale schopenhauerienne -et donc houllebecquienne- est chrétienne avant d’être bouddhiste, hindouiste, ou même schopenhauerienne. Et puisqu’il s’agit de rendre à chacun ce qui lui revient, c’est à Antoine Compagnon et à son livre passionnant, Les Antimodernes, que je dois la possibilité d’entamer cette tâche avec Arthur Schopenhauer et Michel Houellebecq aujourd’hui.

Michel Houellebecq n’a jamais caché sa passion pour Schopenhauer. Selon le romancier français, qui s’autoproclame « militant schopenhauerien », le philosophe allemand serait sa principale influence intellectuelle. Houellebecq a même reçu il y a quelques années un « prix Schopenhauer » des mains de Catherine Millet, déclarant à ce propos, sobrement et sans fausse modestie, « je crois que je le mérite ».
Dans son dernier ouvrage, coécrit avec Bernard-Henry Levy, Michel Houellebecq a recours à Schopenhauer lorsqu’il évoque ses relations douloureuses avec sa mère et plus généralement ce que vivent ceux qui ayant été abandonnés par leurs géniteurs, cherchent à les revoir. Selon le romancier, « tous » tirent de leur rencontre avec leurs parents biologiques « un grand enseignement ». Cet enseignement c’est, à suivre Houellebecq, « la face sombre du Tat tvam asi, le « Tu es ceci » dans lequel Schopenhauer voyait la pierre angulaire de toute morale (p.208) ». Cette face sombre écrit-il un peu plus loin « c’est la reconnaissance de sa propre essence dans la personne du criminel, du bourreau ; de celui par qui le mal est advenu au monde ». On pourra admirer au passage l’extrême précision des phrases employées ici. L’enfant se reconnaît comme bourreau dans son géniteur, en ce sens très précis que c’est par lui, son géniteur, que « le mal est advenu au monde », c’est-à-dire soi-même, une figure du bourreau. Pour ceux qui douteraient que Houellebecq est un penseur en plus d’être un écrivain de premier plan, conseillons-leurs de méditer ces quelques phrases afin d’en apprécier pleinement la subtile concision.

Schopenhauer maistrien

Avec l’expression Tat tvam asi, Houellebecq use d’une phrase des Upanisads qui forme le socle de la philosophie morale de Schopenhauer (Cf en particulier son Fondement de la morale). Or selon des recherches récentes de spécialistes, le Tat tvam asi des Upanisads n’est utilisé que depuis peu de temps par l’hindouisme dans le domaine de l’éthique, sous l’influence de Paul Deussen, un disciple de Schopenhauer, qui fit plusieurs conférences à ce sujet en Inde à la fin du XIXe siècle. En faisant un aller-retour en Occident cette expression s’est chargée d’une dimension morale qu’elle n’avait pas en quittant l’Inde. Il semble donc que le fait d’user de l’expression Tat tvam asi dans un contexte moral tel que le fait Schopenhauer dans son Fondement de la morale, est une innovation. Schopenhauer fait de la Compassion (la majuscule est de lui) la source de toute vertu humaine sincère et désintéressée en se fondant sur une notion indienne qui est étrangère à cette Compassion. La compassion est bien sûr un concept chrétien (le modèle de la compassion est la souffrance de la Vierge qui accompagne celle de son fils). Schopenhauer aurait-il fait un détour par l’Inde pour s’approprier un concept qui existait déjà dans sa propre tradition ? Dois-je à mon incorrigible christianophilie cette hypothèse saugrenue ? La lecture de l’ouvrage déjà mentionné, Les Antimodernes, d’Antoine Compagnon, m’apporte un début de réponse. Selon Antoine Compagnon, la morale de Schopenhauer doit beaucoup au christianisme, quelque peu hérétique selon lui, de Joseph de Maistre. Selon Compagnon (Les Antimodernes, p.104-108), Joseph de Maistre se fait une conception « hétérodoxe » du péché originel, conception selon laquelle le péché originel n’a pas été commis une fois pour toutes par nos ancêtres Adam et Eve mais est continué dans l’histoire. Pour Joseph de Maistre, la crucifixion du Christ ou la Révolution française sont des réitérations du péché originel. Or il se trouve que Schopenhauer reprend cette conception du péché originel continué, sous une forme différente, puisque ce péché prend la forme de la génération (l’acte sexuel procréatif). C’est en ce sens que le péché se transmet. On admirera au passage la précision de Michel Houellebecq à ce sujet puisqu’il situe très exactement lui aussi dans la génération le processus de reconnaissance et de transmission du mal, sans pour autant revenir à sa source chrétienne, j’y reviendrais quant à moi plus loin. Ainsi selon Renouvier cité par Compagnon, pour Schopenhauer, « le péché originel est le péché actuel ».

Antoine Compagnon nous met sur la piste d’un Schopenhauer « chrétien malgré lui ». La postérité, et Michel Houellebecq avec elle, a entériné le mythe forgé par Schopenhauer lui-même d’un Schopenhauer bouddhiste ou hindouiste. Selon Schopenhauer c’est en surmontant l’individuation, l’attachement du moi à lui-même, que l’on accède à la morale authentique consistant à reconnaître la vanité de l’identité individuelle, puisque celle-ci se confond avec autrui dans le concept plus large de Volonté. Le « Tu es ceci » est la reconnaissance de soi dans autrui, au-delà de l’individu « occidental ». Schopenhauer n’a pas hésité à attribuer à l’Occident une propension à cultiver le moi qui se serait traduit dans la culture par l’invention d’un Dieu personnel, tel le Dieu chrétien. « La croyance en Dieu a sa racine dans l’égoïsme » écrit paraît-il quelque part Schopenhauer.

Pourtant à la lecture de son chef d’œuvre, Le Monde comme Volonté et comme Représentation, se dessine parfois une image différente du christianisme selon Schopenhauer. Celui-ci trouve en effet au livre quatre de cet ouvrage que « la morale » chrétienne anticipe sa propre conception morale de l’identité de la victime et du bourreau.

« Et en effet le vulgaire ne voit pas que le tourmenteur et ses victimes sont une seule et même Volonté ; que la Volonté, par laquelle elles sont et elles vivent, est à la fois celle qui se manifeste en lui, qui même y atteint à la plus claire révélation de son essence ; qu'ainsi elle souffre, aussi bien que chez l'opprimé, chez l'oppresseur, et même, chez ce dernier, d'autant plus qu'en lui la conscience atteint un plus haut degré de clarté et de netteté, et le vouloir un plus haut degré de vigueur. — Au contraire, l'esprit délivré du principe d'individuation, parvenu à cette notion plus profonde des choses, qui est le principe de toute vertu et de toute noblesse d'âme, cesse de proclamer la nécessité du châtiment : et la preuve en est déjà dans la morale chrétienne, qui interdit absolument de rendre le mal pour le mal, et qui assigne à la justice éternelle un domaine distinct de celui des phénomènes, le monde de la chose en soi. « La vengeance est mienne, c'est moi qui veux punir, dit le Seigneur. » [saint Paul épitres aux Romains, XII, 19]. »

Schopenhauer contre Dostoïevski, tout contre

Dans un rapport de rivalité avec sa mère qui se réclame bruyamment d'une perspective dostoïevskienne, et donc chrétienne – de façon sans doute perverse « on doit tous se pardonner, dit-elle selon Houllebecq », mais demande-t-elle vraiment, sincèrement pardon à son fils ?-, Houellebecq situe sa propre morale schopenhauerienne dans une perspective complètement différente. « [R]ien à voir avec le pardon chrétien », écrit-il ici (p.208). Le pardon chrétien serait à mille lieux de la reconnaissance d’autrui en moi schopenhauerienne. On sait pourtant déjà que l’opposition entre christianisme et hindouisme est peut-être plus fabriquée par Schopenhauer que réelle. D’ailleurs serait-on tenté d’ajouter malicieusement, Schopenhauer en effaçant ou en occultant grâce à ce détour indien la source chrétienne de sa morale, ne cède-t-il pas lui-même aux sirènes de l’individuation que la haute morale qu’il défend cherche à surmonter ? En rompant le lien avec la génération (chrétienne) qui le précède, il s’affranchit des contraintes posées par sa propre morale consistant à se retrouver dans l’autre, et singulièrement en celui qui nous précède, notre géniteur. En faisant du christianisme un rival, Schopenhauer se trouve contraint de le nier dans sa propre pensée en allant chercher dans les lointaines sagesses orientales un concept dont le nom est exotique mais la substance familière. De même, en cherchant à s’opposer à sa mère, Houellebecq rate-t-il la parenté, c’est le cas de la dire, de sa pensée avec celle de Dostoïevski.

La pensée chrétienne dans ce qu’elle a de plus stimulant aujourd’hui reconnaît dans le désir mimétique la source de l’humanisation de l’homme. René Girard a dans son ouvrage Mensonge romantique et vérité romanesque identifié dans la conversion chrétienne le modèle des conversions authentiques que connaissent parfois les hommes, et singulièrement les romanciers, lorsqu’ils renoncent aux illusions d’un moi autonome désirant spontanément. La destruction de ce moi menteur et la découverte de la nature mimétique de ce qui constitue l’humanité, c’est-à-dire le désir, ne font qu’un. En se découvrant impur et perméable à la méchanceté du bouc émissaire (que le nouveau moi identifie au rival fascinant à qui il empruntait naguère ses désirs) le moi découvre sa propre nature persécutrice et accède à une authentique catharsis, non sacrificielle, ou sacrificielle en un nouveau sens. C’est donc en un sens très profond que la morale schopenhauerienne et la morale chrétienne sont apparentées, même si Schopenhauer a cherché à greffer sa pensée sur une tradition étrangère à la sienne. Il a cherché à se faire adopter par l’Orient en reniant sa propre filiation, mais Houellebecq nous le montre dans son ouvrage, c’est par une reconnaissance de son identité dans autrui que l’on accède à la morale la plus haute. Et où cette identité est-elle plus problématique que dans la sphère familiale surtout lorsque, comme dans le monde moderne, les différences entre les générations s’affaissent au point parfois de faire des parents des rivaux de leurs enfants, de la même manière que le philosophe moderne transforme la culture et la religion dans lesquelles il a été éduqué en mythe (Schopenhauer parle de mythe chrétien, notamment à propos du péché originel) afin de pouvoir substituer sa propre conception du monde, sa propre mythologie serait-on tenté de dire, à celle dont il est tributaire ? Mais René Girard nous l’apprend, et à travers lui les Evangiles, c’est à nos rivaux que nous empruntons le plus, et il n’est donc pas étonnant de retrouver sous le vernis oriental de Schopenhauer et Houellebecq le bois chrétien. Mais ce christianisme est bien sûr altéré par le fait d’avoir été si longtemps caché, puisqu’il s’agit justement ici de se reconnaître dans ce qui nous précède. Comment ne pas renvoyer Schopenhauer et Houellebecq à leurs propres conclusions ?

Pardonner ou demander pardon ?

Il est possible maintenant de revenir à la question du pardon dans le texte de Houellebecq. Est-il toujours possible de soutenir que le Tat tvam asi schopenhauerien et le pardon chrétien n’ont « rien à voir » l’un avec l’autre ?
Il est sans doute plus aisé dans les circonstances habituelles de l’existence (et non pas, par exemple, dans la perspective judiciaire d’alléger à la fois sa faute et la sentence) de demander pardon que de l’accorder. Celui qui demande pardon est celui qui dans un rapport de rivalité mimétique (pensons aux querelles de couple au cours desquels bien souvent chacun se pense la victime de l’autre) admet le premier de se reconnaître coupable, plus coupable que l’autre, puisqu’il admet que c’est sa faute à lui qui doit être effacée d’abord et non le préjudice qu’il aurait subit. Le geste véritablement, pleinement chrétien, n’est pas d’accorder son pardon (surtout à quelqu’un qui ne le demande pas), mais de le demander à celui que l’on admet avoir lésé.
A suivre René Girard ici encore, l’originalité de la révélation chrétienne consiste en ce qu’elle donne la possibilité à l’humanité de se reconnaître à travers la crucifixion du Christ coupable de persécutions collectives, ou même individuelles.

Se reconnaître bourreau et non seulement victime, et donc coupable, vraiment coupable, n’est donc au fond rien d’autre que de demander pardon.