Mon Dieu, donnez, donnez-moi, le pouvoir d’achat quotidien !
In memoriam Homo Sapiens
Seul et abandonné face à son écran, le vieil Homo Sapiens s’interroge. « Le clavier a-t-il été créé pour mes doigts, ou mes doigts pour le clavier ? Sachant que je n’ai que deux narines, que ferai-je de mes dix doigts, lorsqu’ils seront las de tapoter ? » Grave question en vérité, que notre époque, qui semble frapper toute autre activité que celle d’acheter ou de tapoter du sceau de l’incongruité ou de l’obsolescence, n’aide pas à résoudre. Que puis-je faire en effet que je ne puisse acheter ? Par exemple, s’il me venait, à moi, Florentin Piffard, qui prétend encore absurdement peut-être appartenir à cette obsolescente espèce qui réunissait naguère ces primates que l’on appelle Homo Sapiens, l’idée de réparer mes vieilles fenêtres en bois, et de parler de mon projet à Eloi, mon jeune et dynamique conseiller clientèle de chez Leroy-Merlin, il aurait vite fait de me convaincre de l’inanité de mes velléités de bricoleur et de me pousser à me procurer sans attendre des fenêtres PVC d’un hideux plastic standard qui jureront atrocement avec les vieilles briques rouges qui les encadrent. Découragé par la litanie des inconvénients liés à un tel projet de réparation qu’il égrènerait sans hésiter, je me rendrais rapidement aux implacables arguments du jeune Eloi (« En termes de coût et de simplicité, mais aussi d’isolation phonique et thermique, c’est incomparable ! Mais, bon c’est vous qui voyez ! »). Isolé phoniquement et thermiquement, c’est moi qui voit en effet : comme le souligne avec élégance Benoît Duteurtre dans ses belles chroniques et encore dans son dernier et magnifique roman, qu’il s’agisse des objets, des valeurs, ou même des relations entre les gens, notre monde remplace, il ne répare pas. Exit le bricolage, donc. Et bonjour Agoravox.
« Le monde n’est pas une marchandise » proférait, plein d’optimisme, un vieux paysan moustachu. Le vieux monde de ce vieux paysan peut-être, mais le nouveau ? S’il n’est pas une marchandise, qu’est-il donc, un écran ? Et pourquoi pas les deux en même temps ? C’est ce qu’a apparemment compris une bande de créatifs employés par le groupe Auchandirect.fr dans une campagne de publicité qui explique sans ambages et sans précautions inutiles que « pour vos courses, il est temps d’évoluer ». Et de mettre en scène un Homo Pouvoirdachetus (ainsi par moi baptisé) de sexe féminin, bougeant au rythme d’une (fort heureusement) inaudible mélopée country ou funky, comme en témoigne son déhanchement de rodéo et son doigt triomphalement pointé vers le ciel (et incidemment peut-être, vers ce mot « évoluer » qui sonne ici comme un horrible impératif auquel le pire des ringards ne saurait se soustraire à moins de provoquer les foudres du ciel en question) comme pour remercier une divinité toute neuve, fraîchement lancée sur le marché des idoles par ces démiurges invisibles et néanmoins salariés que sont les susdits créatifs d’agence de pub, à moins que cette divinité ce ne soit tout simplement elle-même, parfaitement satisfaite, telle un Pokemon pour adulte, de sa récente et ultime évolution (1).
A les en croire en effet, cette Homo Pouvoirdachetus marque le stade ultime de l’évolution d’Homo Sapiens (2) qui faisait ses courses comme il se doit pour une archaïque créature adamique d’après la Chute, la sueur au front et le rictus de souffrance aux lèvres, poussant devant lui, traînant derrière lui, caddy et cabas. Libéré du fardeau ancestral que constitue selon Auchandirect.fr la corvée des courses, Homo Pouvoirdachetus peut donc enfin s’adonner au plaisir trop longtemps bridé du déhanchement en solitaire. Le triomphe définitif et absolu de la cigale sur la fourmi. Quel bonheur ! Mais que fera ce doigt, je vous le demande, une fois qu’il aura cessé de pointer le ciel et qu’il reprendra tristement sa place parmi les siens dans la main de sa propriétaire ? Nul ne le sait, et la question m’angoisse.
Je ne voudrais pourtant pas conclure sans un mot en faveur de cet Homo Sapiens que les créatures mutantes que nous sommes s’apprêtent sans trop d’états d’âme à abandonner aux poubelles de l’Histoire. Les créateurs d’Homo Pouvoirdachetus semblent l’ignorer, même pour le chrétien, certaines peines trouvent leur récompense ici-bas. Et saurais-je décrire le plaisir que j’éprouve à retrouver chaque semaine depuis de longues années, dans mon grisâtre Monoprix de quartier, les mêmes caissières de beaucoup plus de 50 ans avec lesquelles j’ai la joie d’échanger diverses considérations aussi ineptes qu’agréables sur le monde tel qu’il va ? Tout en fourrant mes courses dans un caddy chaque semaine plus déglingué, et dans l’anticipation de la peine qui m’attend, je traîne à la caisse, commente les prix (« Et mon pouvoir d’achat alors ? »), l’actualité (« Et Carla, elle en a elle, des problèmes de pouvoir d’achat ? On dirait quand on voit son tour de taille »), les nouveautés plus ou moins loufoques du magasin (« Ils le vendent ça, et à quel prix encore ? Moi j’en voudrais pas pour mon chien »), etc. Un vrai petit bonheur de l’existence auquel, n’en déplaise à Auchandirect.fr, je serai le dernier à renoncer, malgré les jeunes caissières qui progressivement prennent la place de leurs aînés, jeunettes qui pour la plupart semblent tellement planer au dessus de leur fonction qu’elles saisissent à peine du bout de leurs doigts délicats, et avec des airs de princesses égarées parmi les gueux, les courses de leurs infortunés clients auxquels elles ne daignent accorder la moindre attention, plongés qu’elles sont dans leurs rêves de Star Academy à laquelle elles se pensent naturellement destinées, à mille lieux de leur quotidien médiocre dont leurs mères paraissaient pourtant se contenter, sourire aux lèvres et tricot sur les épaules. Bénies soient-elles.
(1) On me pardonnera j’espère mais pas de photos de cette publicité ignoble dans cet article. On se contentera donc d’imaginer ce que j’espère donner à voir autrement qu’en copiant/collant. Comme au bon vieux temps d’avant.
(2) Homo Sapiens faisant ses courses que le créatif figure, au mépris de toute vraisemblance historique, et de façon très majoritaire, deux sur trois précisément, de sexe masculin ; sans doute s’agit-il de bien indiquer que l’obsolète et le ringard est essentiellement masculin alors que nous le savons depuis longtemps grâce au poète c’est la femme qui est l’avenir d’Homo Sapiens, sous la forme donc, ce que ne pouvait pas anticiper ce même poète égaré par ses amitiés staliniennes, d’Homo Pouvoirdachetus, mais j’arrête car j’entends déjà Marguerite se moquant à juste titre du victimisme dans lequel je sombre ici, après l’avoir tant critiqué ailleurs.