Pour Thomas, dont le beau premier livre sera publié à la rentrée.
Naguère une première publication était vécue par un jeune auteur comme une consécration. Il n’est qu’à penser aux dernières phrases du poignant ouvrage de Patrick Modiano intitulé Un Pedigree pour comprendre à quel point l’admission au rang d’écrivain publié pouvait être vécu comme un profond soulagement, une réussite sociale, voire même une forme de salut métaphysique. Il s’agissait d’une condition, non suffisante, pour accéder au statut envié d’écrivain véritable. Etre lu par des inconnus n’était pas donné à tout le monde. Les auteurs publiés, même s’ils n’étaient pas tous brillants, loin s’en faut, formaient une sorte de caste à laquelle il était en principe difficile d’accéder. La distance qui existait entre un auteur et ses lecteurs cultivait dans le public une révérence de nature quasi-religieuse à l’égard des écrivains. Les écrits publiés avaient ainsi une aura qui permettait le développement d’une lecture attentive, patiente, et parfois même inquiète. Ces écrits, par leur statut d’œuvre publiée, étaient a priori plus susceptibles que nos gribouillis intimes de receler une part de vérité, une parcelle de beauté. Le mot culture avait un sens.
La fureur démocratique contemporaine, conjuguée aux moyens offerts par Internet, a détruit ce bel édifice. (C’est ce que constate lucidement, notons le au passage, un ancien gourou du culte d’Internet qui a récemment perdu la foi). Car aujourd’hui n’importe quel graphomane peut théoriquement être lu « sur son blog » par le monde entier. Rappelons la définition définitive donnée par un grand écrivain, Milan Kundera, dans son ouvrage L’Art du roman, de la graphomanie. «Graphomanie. […] N’est pas la manie de créer une forme mais d’imposer son moi aux autres. Version la plus grotesque de la volonté de puissance. »
C’est que le lyrisme triomphant et content de lui qui se donne libre cours dans l’euphorie de la « Revolution Internet »n’est pas exempt d’une certaine rage vindicative. C’est ainsi que finissent les héros ! Ces belles œuvres ne nous regarderont plus de haut. Tels des briseurs d’idoles d’un autre temps, nous les faisons chuter de leur piédestal, nous les faisons rentrer dans le rang, et que dorénavant, à moins d’être coupée, pas une tête ne dépasse ! Internet est un immense cours d’eau informe qui depuis longtemps est sorti de son lit, alimenté qu’il est sans cesse par les productions logorrhéiques du graphomane contemporain. Ce fleuve monstrueux entraîne dans son cours obstiné les débris délaissés de la grande culture vers l’océan d’oubli et d’ignorance que sera notre avenir. Ce déluge de mots efface progressivement toute forme intelligible du paysage intellectuel contemporain. Le brouhaha numérique impose le silence à toute conversation intelligente et c’est ainsi que l’insignifiance triomphe, pour le plus grand bonheur de la bêtise éternelle qui depuis des siècles attendait, tapie dans l’ombre, l’heure de sa victoire.
Sur un mode plus léger peut-être, nous pourrions constater qu’Internet nous donne tous les jours la preuve que nous sommes parvenus au stade terminal et comique de la lutte pour la reconnaissance chère à Hegel. Celle-ci, fondatrice de l’humanité de l’homme, s’est virtualisée sur une scène numérique sur laquelle chacun peut s’égosiller à loisir sans risque d’être véritablement lu ou contredit. La rage destructrice des blogueurs et autres journalistes citoyens n’a pas de limites. Ils veulent la peau des « médias officiels » et il est difficile de douter qu’ils l’auront bientôt. Mais en abolissant avec enthousiasme la distance et donc toute médiation entre le lecteur et l’auteur c’est la culture elle-même que l’on abolit dans la cacophonie généralisée qui se substitue à elle.
A propos du graphomane, Kundera, dans Le Livre du rire et de l’oubli faisait aussi cette prophétie. « Quand un jour (et cela sera bientôt) tout homme s’éveillera écrivain, le temps sera venu de la surdité et de l’incompréhension universelles. »
Ce jour, c’est aujourd’hui.
"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy