A l’heure de gloire d’Internet, nous ne devrions pas avoir de tâche plus urgente que de lire et relire Bouvard et Pécuchet. Ce livre inachevé, sur lequel Flaubert a travaillé huit années, les dernières de sa vie, quinze heures par jour, se voulait, selon son auteur, « une encyclopédie de la bêtise humaine ». Cette « encyclopédie » (qui bien sûr est avant tout un roman), parce qu’elle visait à passer au crible de deux intelligences médiocres l’ensemble des théories et erreurs scientifiques connues du temps des deux héros (et héros n’est pas ici un vain mot) pourrait paraître vaine et futile. Elle fut essentielle et fascina parmi les plus grands romanciers du vingtième siècle.
Bouvard et Pécuchet, deux copistes que tout rapproche -jusqu’à leur apparence vestimentaire et leur tic de comportements- décident d’unir leurs efforts dans une maison de Normandie dont l’un d’eux a hérité pour découvrir la science sous toutes ses facettes. C’est à une tentative prométhéenne que nous assistons avec la reformulation et la mise en œuvre des connaissances scientifiques apparemment acquises à la fin du dix-neuvième siècle. Mais l’actualité de Bouvard et Pécuchet est ailleurs.
Comme l’écrivait Muray « Bouvard et Pécuchet [est une] chausse-trape…sophistiquée et efficace, un de ces livres comme en rêvait Dante, où se trouve rassemblés « en un volume unique » « tous les feuillets épars de l’univers ». Balzac, on le sait, voulait faire « concurrence l’Etat-civil ». C’est en effet le rêve de tout romancier de premier plan que de saisir en une œuvre unique les aspects les plus hétéroclites de l’univers humain, et c’est toute la grandeur de Flaubert que d’avoir ne serait-ce qu’imaginé ce projet sous une forme inédite, à l’image ironique de ses propres créatures. Car le rêve de Flaubert est aussi, pour parler comme Kafka, « un récit méchant, pédant, mécanique » qui ne laisse rien passer et tend à l’humanité un miroir fidèle où elle refuse pourtant de reconnaître ses petits et ses grands travers.
Le génie du roman, et incidemment sa dimension prophétique, réside notamment dans son titre même. Ce qui est en jeu ici au fond, ce n’est pas la science, ou même la science vulgarisée, mais l’âme de deux personnages singuliers qui nous intéressent et nous effraient parce qu’ils nous ressemblent. C’est aussi le génie de Flaubert que d’avoir mis en scène non pas un mais deux héros. Car c’est grâce à ce pluriel que la bêtise pseudo-savante peut s’épanouir pleinement, ce qu’elle ne se prive d’ailleurs pas de faire. Alors quand on voit quels sommets peuvent atteindre deux intelligences libérées de toutes contraintes de temps et d’argent, que penser de la conjugaison sur la toile de milliers puis de millions voire de milliards d’intelligences qui sont toutes plus ou moins d’aussi bonne volonté que nos deux héros ? L’honnête homme répondra peut-être : que du mal sans doute…
Notre avidité débridée nous impose comme une humiliation nos moindres limitations. Nous nous rêvons, plus que jamais, aux commandes d’un ordinateur qui « démultiplie nos possibilités », omniscients et omnipotents comme des Dieux. Mais il s’agit d’une bien dérisoire divinité. Car cette humanité soigne l’image qu’elle a d’elle-même, et elle préfère aujourd’hui un miroir flatteur plutôt que fidèle, et se gave des sucreries narcissiques qu’elle injecte dans cette fameuse « toile » qui est aussi un baume sur toutes nos blessures narcissiques. Car qu’est-ce que le « web » sinon un outil qui cherche à ressembler « en un volume unique » « tous les feuillets épars de l’univers » ? Un Bouvard et Pécuchet après la lettre, le talent, l’ironie et la méchanceté assumée en moins.
Aujourd’hui, en quelques clics, chacun se trouve confrontés pour son plus grand agacement à d’infatigables Bouvard et Pécuchet que rien ne distingue des originaux, (surtout pas leur volonté délirante de parler de tout à propos de tout) sinon qu’ils ont troqué la bonhomie des deux compères pour une triste hargne. Et, malheureusement, si ces Bouvard et Pécuchet (sans le charme désuet des originaux, je le répète, mais avec leur vanité incommensurable) prolifèrent aux quatre coins de la toile, aucune araignée, improbable héritière de Flaubert, ne se présente pour les ingérer, les consommer vivants et les restituer en une pâte romanesque qui filerait la trame d’un ouvrage définitif sur la bêtise virtuelle et néanmoins triomphale de l’époque contemporaine.