"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

10/09/2007

De l’inconvénient de nourrir les trolls en milieu virtuel

Ma douce Marguerite m’avait prévenu :
- Tu n’en sortiras pas indemne Piffard. Tu t’en mordras tellement les doigts que tu ne pourras plus taper sur ton cher clavier pendant quinze jours après ça, sans parler de tous les massages que tu me dois pour la vaisselle que tu fais pas ! Comment je vais faire avec tes paluches toutes bousillées ?
- Allez ! T’exagères Marge. C’est juste histoire de rigoler un coup. Je vois pas ce que je risque !
- Attends ! J’ai un collègue qui vient de sombrer comme ça. Et un plus costaud que toi encore. Il a le doctorat que t’as jamais terminé, le maire lui mangeait dans la main, et pourtant, hein ! Il a cru qu’il pouvait y aller sur le site et jeter de la bouffe aux trolls sans se faire bouffer lui-même tout cru. Eh ben, à la petite cuillère qu’elle l’a ramassé Isa. C’est la machine qu’avait recraché les morceaux. Il était devenu blanc comme un linge, il mangeait plus rien et ne reconnaissait pas les gosses. Il est en cure de désintox chez les chartreux à l’heure qu’il est, depuis un mois, avec interdiction de toucher une bécane et un seul coup de fil par semaine. Merci ! J’ai pas envie de me retrouver à faire tout le boulot avec les trois gosses et tout et tout pendant que les moines te chantent le miserere dans les Alpes ! Au boulot mon vieux, tes papiers vont pas se faire tout seuls, et arrête de penser à ces conneries !
Elle est comme ça Marguerite, elle connaît mon bien mieux que moi et j’aurais dû l’écouter cette fois encore. Mais la tentation était trop forte, ça paraissait trop facile. Quand on les voit pérorer on se dit, il n’y a pas de raison, pourquoi pas moi ? Et tous ces messages à moi adressés qui tomberont dans la boîte comme des petits pains : « Oh, comme c’est bien écrit Florentin » ; « Oh encore Florentin » ; « Bien joué, Florentin, il l’a bien mérité ! » C’est sûr c’est une façon d’être toujours après moi plus agréable que celle du patron qui, les dents serrées, me réclame sans cesse plus de papiers, plus de sensations, plus de tout. Sans une flatterie, sans un compliment ! Comme si ça allait de soi ! Juste un chèque à la fin du mois ! Et le montant qui dépend du volume, ni plus, ni moins ! C’est mécanique, comme à l’usine. Je mérite mieux, moi ! Pourquoi les vivats ce serait juste pour les autres ? Et puis on voit pas trop le danger. Qu’est-ce que ça peut bien faire comme mal de se moquer un peu devant tout le monde, plutôt que de se moquer seulement avec les amis ? D’abord c’est plus courageux et en plus ils l’ont bien mérité quand même, ces cuistres qui se pavanent, à jamais impunis ! Qu’on leur rabatte leur caquet ! Et que ce « on », ce soit moi pour une fois ! Je contrôle de toute façon, je commence d’accord, j’y mets le petit doigt, mais je suis sûr que j’arrête quand je veux.
Donner à manger aux trolls... Comme quand j’étais petit aux ours au Jardin d’acclimatation à Neuilly, avec ma grand-mère. C’était si drôle de voir ces grosses bêtes se dresser sur leurs pattes pour un bout de pain rassis. Quelle puissance au bout des doigts d’un petit bonhomme. Et ça faisait bien rire les grands en plus ! Mande, mande, que je criais ! Et les plantigrades de se dresser sur leurs pattes arrière pour quémander leur pitance ! Toute une histoire ! On en parle encore pendant les repas de famille ! Jamais rien vécu d’aussi fort, d’aussi pur depuis...
Donc, un peu honteusement, certes, mais je m’y suis mis. J’ai commencé par un message bien gentil avec seulement toute l’ironie et l’humour dont je suis capable, histoire de voir. La réaction fut à la hauteur. L’ironie et l’humour se sont perdus en route bien sûr et la réponse, en français approximatif, certes, mais cinglante quand même, ne tarda pas. Il fallait répondre, vite, vite ! Un truc bien cinglant aussi, et si possible en bon français... Après, tout s’est enchaîné très vite. Un message appelait réponse et c’est parti dans tous les sens, tout le monde en réclamait toujours plus et comme côté boulot ça s’arrêtait pas non plus, il est arrivé un moment où je ne pouvais plus fournir. Le patron au téléphone qui exigeait les nouveaux papiers, la secrétaire qui demandait que je relise les épreuves et les bouquins à critiquer qui s’accumulaient. Mais rien n’y faisait, il fallait répondre. Regarder dans tous les coins du web si j’avais pas raté quelque chose, si un hurluberlu ne parlait pas de moi en douce... Impossible d’arrêter, de ne pas avoir le dernier mot. Une orgie d’ego. J’en pouvais plus de moi-même ! Un vrai possédé du moi ! Comme arraisonné par la technique dit l’un, comme pris dans une spirale dit l’autre, me disais-je parfois dans un éclair de lucidité, en me souvenant de mes vieilles lectures. Sans doute les vieux maîtres avaient-ils raison, mais moi en attendant j’étais très fier d’avoir tort !
Progressivement pourtant, il a bien fallu que je le constate devant la glace que Marguerite brandissait sous mon vaste nez, comme le chouchou du maire, je devenais livide. Je ne me peignais ni ne me rasais, c’est tout juste si j’allais au petit coin... Les gamins c’est à peine si je leur parlais. Ils en profitaient les petits salauds et s’excitaient sur la PSP comme moi sur ma machine. J’avais plus rien à dire. A la trappe « l’autorité paternelle » ! Et le père avec ! Il ne restait plus que le petit garçon bien content de lui qui donnait encore à manger aux ours. Marguerite avait beau passer et repasser devant la table de travail, je ne voyais pas son nouveau tailleur. Elle avait beau m’engueuler, j’étais fermé comme une huître. Tout entier pris par la machine. Au début, elle a voulu intervenir, utiliser les grands moyens. En plus du miroir, elle brandissait des menaces ! Elle est même intervenue sur le site, parfois pour se moquer, parfois pour me parler plus gentiment. On s’est même fait une déclaration d’amour. Mais elle s’est vite ravisée. En bonne économiste, elle a laissé tomber l’interventionnisme, et elle a opté pour une autre méthode, plus libérale. Elle a attendu tranquillement l’issue fatale avant de me laisser tirer la conclusion, puis d’enfoncer le clou... Tout ça fort heureusement n’a pas tardé, de nourrisseur de trolls, je me suis retrouvé en deux temps trois mouvements nourriture pour trolls, puis troll moi-même ! La funeste boucle était bouclée...
Le sevrage est lent et difficile, mais oh combien nécessaire ! Ne le dites pas à Marguerite, mais je cherche une méthode sur Internet, moins radicale que le monastère. Ce matin, j’ai trouvé un site qui en parle ! Le débat fait rage...

Sis felix