"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

03/01/2011

L'ombre noire de la paternité


A propos de Sukkwan Island, de David Vann.


L’interrogation  qui traverse Sukkwan Island, le fascinant et trop bref premier roman de David Vann est d’une simplicité biblique : qu’est-ce qu’un père ?  
Roy quitte sa famille (mère, sœur) pour rejoindre son père divorcé (divorcé de la mère de Roy, puis séparé de sa seconde épouse) et vivre avec lui dans une cabane sur une île perdue du sud de l’Alaska. Pendant un an, ils seront seuls sur l’île, tirant de la nature qui les entoure leurs ressources. Ensemble, sur un pied d’égalité parfaite, le père et le fils tenteront de survivre dans des conditions extrêmes d’isolement. Cet isolement bien réel, celui qui marque la vie solitaire sur une île loin de la civilisation, est aussi un isolement symbolique : c’est le monde concret et banal de Roy -celui des femmes et des amis, de la société de tous les jours, de la vie au quotidien qui n’a nul besoin d’un père pour se dérouler normalement - qui est ainsi mis à distance par l’ouverture brutale d’une parenthèse dans sa vie. Cette parenthèse que le fils choisit de vivre (que le fils doit choisir de vivre, selon la loi d’airain de la mère), doit permettre la mise en place d’une relation durable entre le fils et le père. C’est la nouvelle loi du monde : hors de la volonté de l’enfant-Roy, le père en tant que père n’existe pas. Il est comme créé dans sa paternité par la seule volonté du fils.
Au centre du monde, la mère et son fils, en marge du monde, isolé du monde, le père. Le père déchu de sa centralité, le père superfétatoire, le père marginal. Ce père-là est sempiternellement désolé, et sempiternellement désolé d’être désolé. Son existence est une éternelle contrition, une éternelle et insupportable pénitence aux yeux exaspérés du fils. Ce père-là ne protège de rien, il est l’inquiétude même : il troue les toits à coups de Magnum. 44, les effondre en y mettant le feu, disparaît brusquement au détour d’un chemin escarpé...Dans le monde d’après le père, c’est le fils seul qui doit justifier le père. Délaissé par le monde concret des femmes, le père ne dépend plus pour attester de la réalité de son existence que du regard et de l’approbation du fils. L’homme en lui-même n’est rien : c’est ainsi que le père décrit au fils sa condition d’homme. « Ecoute, dit son père. L’homme n’est qu’un appendice de la femme. La femme est entière, elle n’a pas besoin de l’homme. Mais l’homme a besoin d’elle. Alors c’est elle qui décide. C’est pour cela que les règles n’ont aucun sens et qu’elles changent sans cesse. On ne les établit pas ensemble. Je ne suis pas sûr que ce soit vrai, fit Roy. »
En quelques phrases, le paradoxe infernal du monde qui est le nôtre. Le père décrit sa propre déchéance, mais il le fait en prétendant convaincre son fils. Il veut donc que sa parole fasse autorité alors que dans sa substance même elle nie cette autorité. De même, le père met la femme en position d’autorité, tout en niant que les règles féminines soient intelligibles.  Le fils est pris dans une double contrainte mortifère. Dans les deux cas, l’autorité dont il aurait tant besoin est sapée à la base. « Je ne suis pas sûr que ce soit vrai ». La merveilleuse ambigüité de cette phrase donne toute l’ampleur du désarroi du fils. Qu’il donne raison ou qu’il contredise le père, le fils ne se sortira pas d’un cercle infernal. Le père donne ses raisons, mais c’est le fils qui rend son jugement final, qui dispose de la légitimité ultime pour juger de la validité de la parole du père. Cette légitimité est trop lourde à porter pour les frêles épaules du fils.   Donner raison au père, ce serait tout ensemble le rétablir et le déchoir de son autorité. Le contredire, ce serait de même nier et affirmer l’autorité du père dans un même mouvement. L’indécidabilité est le seul horizon du fils. Comment en sortir ? Par la décision (du latin decidere qui signifie couper, trancher) la plus radicale qui soit.
En pensant à mon propre père disparu, à la douceur de sa voix que j’ai si peu écoutée de son vivant, rien ne me semble plus bouleversant que cette mise en forme romanesque de la fragilité de la figure du père.  Cette fragilité, c’est paradoxalement encore un poids insoutenable qui pèse sur les épaules du fils. Elles ne le soutiendront pas … Car très logiquement dans une perspective aussi noire, la seule chose qui se transmet entre le père et le fils c’est la disparition, l’évanescence à la fois de leur relation et de leur présence respective l’un à l’autre : la mort volontaire. Le suicide comme seul objet de transmission, voilà le paradoxe ultime de ce roman. Comment ne pas voir que le suicide du père, c’est la négation même de la possibilité de la transmission, de la possibilité qu’un sens soit donné au fils (et au monde) par le père. Et c’est cette négation même qui devient l’objet de la transmission. Mais en choisissant de disparaître à la place de son père,  le fils donne aussi brusquement la possibilité au père d’exister un temps en lui-même, en dehors de l’impossible justification par le fils. En passant : la mort du fils comme possibilité du sens, c’est bien sûr le drame éternel de la scène occidentale (la « bonne nouvelle »), possibilité qui semble ici annulée par l’absence de l’hypothèse même de la Résurrection. Il n’est reste pas moins que ce « retrait » du fils, c’est l’acte créateur par lequel l’ego de l’enfant-Roy s’efface brutalement pour laisser place (pour donner naissance ?) à l’auteur, c’est-à dire très précisément pour entendre et donner à entendre la voix du père en lui. Cette tentative de donner une présence réelle à l’ombre noire du père, un père évanescent d’après la paternité, un père qui se trouve par là-même brusquement encombré du corps inanimé de son fils, résume l’effort lumineux de ce roman sombre.
C’est ce que décrit exactement le passage qui suit, qui est à mon humble avis de père et de fils, le passage le plus bouleversant et le plus juste du roman, celui qui décrit le plus précisément la condition des fils de la modernité.
« Ils partirent en direction de la crête, de nouveau exposés au vent. Roy luttait pour rester à la hauteur de son père et ne pas être séparé de lui. Il savait que s’il le perdait de vue l’espace d’une minute, son père ne l’entendrait pas crier, qu’il s’égarerait et ne retrouverait jamais le chemin de la cabane. Observant l’ombre noire qui bougeait devant lui, il prit conscience que c’était précisément l’impression qu’il avait depuis trop longtemps ; que son père était une forme immatérielle et que s’il détournait le regard un instant, s’il l’oubliait ou ne marchait pas à sa vitesse, s’il n’avait pas la volonté de l’avoir là à ses côtés, alors son père disparaîtrait, comme si sa présence ne tenait qu’à la seule volonté de Roy. Roy était de plus en plus effrayé et fatigué, il avait le sentiment de ne plus pouvoir continuer et il commença à s’apitoyer sur son sort, à se répéter : Je ne peux plus supporter cela. Quand son père s’arrêta enfin, Roy se cogna à son dos. »
Il y a dans la dernière phrase de ce passage un aspect sombrement comique : cette ombre noire, cette forme immatérielle qu’est semble-t-il devenu le père, forme immatérielle dont on craint qu’elle nous échappe à chaque instant, dont nous croyons tenir la fantomatique existence entre nos mains fatiguées, voilà que brusquement l’on se cogne contre elle…Ce qui paraît le plus évanescent et le plus inaccessible devient l’obstacle le plus proche. Et in fine, ce qui sans cesse nous échappait devient le modèle le plus immédiat de nos actes les plus définitifs, les plus personnels.
La figure évanescente du père de Roy le situe à l’exact opposé de la figure écrasante du père de Kafka (par exemple) dans sa trop fameuse Lettre au père,  père dont le vaste corps est paraît-il  étouffant pour le fils brimé (« Moi, maigre, chétif, étroit; toi, fort, grand, large »). Je ne parle pas ici bien sûr de la merveilleuse œuvre romanesque de Kafka, mais seulement de son infantile et influente Lettre au Père donc, d’autant plus influente sans doute qu’elle est infantile, lettre que Kafka n’avait bien sûr heureusement jamais songée à publier, et dans laquelle le fils s’en prend à une baudruche qu’il a lui-même gonflée, celle d’une fantasmatique figure paternelle toute-puissante. Cette monstrueuse figure du père a beau présenter tous les signes de la matérialité la plus évidente (le père mange abondamment et bruyamment, déploie devant le fils terrifié son vaste corps), il n’en reste pas moins une figure ressentimentale du père omnipotent, une outre gorgée de vide que les romans de Kafka videront consciencieusement, tandis que le père fantomatique et romanesque de Sukkwan Island finira au contraire par présenter l’aspect d’un corps contre lequel le corps du fils se cogne. Miracle du roman: à l’ère de la pulvérisation du père, celui-ci s’incarne enfin.