"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

03/02/2009

Que fais-je quand je blogue ?



« Au commencement était le Verbe (Jn 1,1) »

Pourquoi donner mon avis sur le monde tel qu’il va alors que personne ne me le demande ? C’est étrange, non, cette pulsion d’écrire, qui s’empare des masses contemporaines ? Pourquoi perdre son temps à tenter d’organiser ses pensées, à produire un discours cohérent, à dire quelque chose d’inédit et juste sur le monde, plutôt que de faire « une activité normale », comme disait le PPD des guignols à propos de ce qui n’est pas la télévision, une activité qui nous met dans un rapport immédiat avec le monde naturel, jardiner ou cuisiner par exemple ? Cette prétention à la vérité, cette volonté de mettre la réalité à distance est toujours déçue. Mais est-ce une volonté, avons nous le choix ? N’est-ce pas la disparition du monde derrière nos écrans qui nous pousse à tenter d’en dire la réalité ? Pourtant, qui peut prétendre dans ces petits billets d’humeur, même bien construits, dans ces longs articles qui se veulent définitifs, qu’il saisit quelque chose de la réalité? Qu’il ne répète pas seulement d’une façon ou d’une autre ce qu’il a déjà lu ou entendu ? Qu’il traverse l’écran pour rejoindre les phénomènes ? Dans ce flot d’écriture, comment échapper à l’insignifiance du bruit ? Je me vois en train de bloguer comme une particule élémentaire au sein d’un corps immense de particules élémentaires qui soliloquent en faisant semblant d’échanger. Je me vois coq dans une basse-cour anomique uniquement peuplée de petits coqs péroreurs. Qui grattent machinalement la terre et tendent désespérément le cou vers le ciel, cocoricant à qui mieux-mieux dans un vacarme de tous les diables. Un peu comme si, dans un stade, un brouhaha assourdissant émanait d’une foule d’egos qui, au lieu de regarder le match, contemplait chacun son écran, et ce qu’elle aura choisi d’y faire figurer (Google est mon ami), proclamant que ce qu’elle voit est plus réel que le réel qui se manifeste au-delà de l’écran. Chacun parlant pour soi, ou plutôt pour recouvrir la voix des autres, en prétendant être écouté, et être à l’écoute des autres.

Le spectacle ? Une réalité abstruse à laquelle, derrière nos écrans, nous avons cessé de nous intéresser.

Il y a, me semble-t-il, un lien profond entre le sentiment de dépossession évoqué par Ivan Illich en réponse au processus de division du travail moderne décrit notamment par Emile Durkheim, processus qui confine chacun d’entre nous dans une tâche microscopique au sein d’une architecture immense nommée société, et cette toute puissance fantasmée qui motive les délires rationalisant du blogueur. Le monde m’échappe dans ses dimensions les plus concrètes, je dépends du supermarché ou de l’Etat pour manger, d’immenses machines auxquelles je ne comprends rien pour me déplacer ou exercer mes droits. Les femmes pour accoucher ne peuvent se passer d’une logistique impressionnante dont elles ne maitrisent rien non plus, l’éducation elle-même est entre les mains d’un monstre froid auquel je dois confier ma progéniture. Il paraît cependant, à en croire les experts les plus autorisés, que nous sommes aux temps de l’autonomie… Comment comprendre ce paradoxe ? Nous vivons sous la loi de l’autonomie, nos ancêtres sous celle de l’hétéronomie et nous ne maitrisons rien de notre vie quotidienne. Simultanément, et si l’on met de côtés les rares privilégiés que sont les philosophes ou les romanciers professionnels, nous n’avons jamais exercé notre intelligence, dans le cadre professionnel qui est celui dans lequel nous passons, de loin, le plus de temps, sur des objets aussi petits, aussi fragmentés, aussi abstraits. Les métiers qu’il faut apprendre aujourd’hui dans leur immense majorité n’existaient pas il y a seulement cent ans -chef de projet Web senior, opérateur de salle de marchés, coach d’entreprise, ingénieur support et intégration, chef d’équipe terrain dédié DPH, chargé(e) de support fonctionnel comptabilité- et, qui sait, n’existeront peut-être plus dans dix ans. Où sont le paysan qui cultive la terre et l’artisan qui travaille le bois ? Ils ont été remplacés par un développeur de projets bio ayant une marge de progression à deux chiffres et un éditeur de produits vintage en teck motivé par l’export Asie.

Un paysan d’autrefois était en mesure de se nourrir, et parfois de se vêtir et même de se soigner, seul ou avec l'aide de ses proches, sans le secours de l’Etat ou d’autres immenses organisations appelées entreprises. Qui peut en dire autant aujourd’hui ? Au fond, l’Etat ou la firme, est-ce si différent ? Toujours d’immenses machines froides qui permettent et organisent la vie des gens.

L’écriture c’est une volonté de maitrise virtuelle compensatrice : le monde m’échappe, je crois le ressaisir par l’écriture. Je lui donne son double virtuel. J’en suis l'auteur. Je le recrée. Comme aurait presque dit l’autre, l’opinion de tout un chacun, sous la forme du vote ou de l’expression citoyenne, c’est la théorie générale de ce monde, sa somme encyclopédique, sa logique sous forme populaire, son point d'honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, sa consolation et sa justification universelles. Elle est la réalisation fantastique de l'être humain, parce que l'être humain ne possède pas de vraie réalité.

Cette autonomie virtuelle est le revers de l’hétéronomie absolue dans laquelle nous vivons tous les jours. Les machines administratives, bons samaritains sans âme prenant soin de foules inconnues elles-mêmes inanimées, nous portent et nous supportent, et nous voulons, nous autres pathétiques démiurges vindicatifs, dérisoires et mortels petits dieux, sauver le monde à notre tour par notre prose définitive.