"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

08/10/2008

Méprisables



« […N]ous sommes l’un comme l’autre des individus assez méprisables. » Michel Houellebecq à Bernard-Henri Lévy, Ennemis Publics, p.7.


Houellebecq nous l’annonce de si tonitruante façon en ouverture de cet Ennemis Publics qu’il cosigne avec BHL que cela ne souffrira aucune discussion. Méprisables, ils sont méprisables, définitivement. Avant même la confirmation de Houellebecq, c’était d’ailleurs un point acquis, pas la peine de revenir là-dessus. La coquetterie littéraire de cet évadé fiscal dépressif n’y changera rien, on n’est pas si bête. Ce livre n’est pas un livre, mais un « coup marketing ». Les deux escrocs qui l’ont imaginé ce coup marketing, se contenteront chacun à cette occasion de se regarder le nombril, de tendre à l’autre un miroir avantageux, on en est sûr. Pas question d’avaliser d’une façon ou d’une autre cette démarche, ce piège grossier. Pas question de se laisser manipuler, on n’est pas des gogos. Ce dialogue entre deux êtres que tout, comme on dit, sépare, sauf le mépris qu’on leur porte –s’il faut reprendre précisément les termes de ce provocateur de prisunic qu’est Houellebecq- ne mérite rien de plus qu’un mépris redoublé : acharnement à l’encontre de ces gredins médiatiques, indifférence à l’égard de l’œuvre commune, qui ne peut être que putassière et insignifiante.

Et si l’on faisait un instant au moins, exactement le contraire ? Et si l’on oubliait un moment la personnalité privée de ces auteurs pour s’intéresser à l’œuvre, à cet Ennemis Publics, et non seulement à ces ennemis publics ? Cela nous permettra peut-être d’oublier d’aller voir au-delà des apparences, d’arrêter de faire les malins, de suspendre notre redoutable jugement sur le moi profond, forcément méprisable donc, de ces deux escrocs littéraires, et de nous contenter de l’œuvre, telle qu’elle nous est offerte.

Un vilain rictus

Puisqu’il faut commencer par le commencement, ce sera d’abord l’occasion de s’interroger sur le mépris. Le mépris que l’on porte et le mépris que l’on subit. Car un être méprisable, qu’est-ce au fond ? D’un point de vue strictement moral, il s’agit d’un être digne de mépris parce qu’il serait bas ou vil. Mais à une époque d’après la morale commune, que pourrait être un être officiellement méprisable par tous ? Tout simplement, un être doit être déclaré méprisable parce qu’il peut être méprisé sans risques. C’est le sens, je pense, de l’affirmation fracassante de Houellebecq. En dehors de toute considération morale, cet être est en un sens littéral bien précis méprisable : il peut être méprisé, il y a là la possibilité de l’insulte parce que d’autres avant nous s’y sont livrés sans dommage, parce que la route jusqu’à l’invective et le crachat est dorénavant bien balisée. « Souvent, lorsque vous étiez mentionné dans la conversation, j’ai vu apparaître un vilain rictus que je connais bien, un rictus de joie basse et commune à l’idée de quelqu’un que l’on va pouvoir insulter sans risques. » (Houellebecq à Lévy p.16, souligné par l’auteur).

Têtes de turcs (p.229), cibles naturelles (p.226), ennemis publics enfin (p.229), Houellebecq ne lésine pas sur les expressions rappelant la ferveur de lynchage qu’il suscite en même temps que BHL en France aujourd’hui. Qu’on les ait lus ou non peu importe au fond, ces figures médiatiques méritent toujours le mépris qu’on leur voue puisque d’autres avant nous ont eu la bonne idée de se lâcher à leurs dépens. C’est exactement ainsi que fonctionne la meute, image omniprésente dans ce livre. Certains, dont Michel Houellebecq lui-même sans doute, trouveront à la réflexion que les chiens, ces fidèles compagnons de l’homme, sont bien maltraités dans cet ouvrage d’où surgit une profusion d’images animalisant la foule. La foule lyncheuse y est sans cesse comparée à un « gros animal (p.24) », une meute vindicative, « composée d’individus médiocres, et conscients et honteux de l’être, et furieux que leur médiocrité ait pu, l’espace d’un instant [dans l’œuvre de Michel Houellebecq par exemple], être étalée au grand jour » (Houellebecq à Lévy, p.205).

S’il s’agissait simplement pour Houellebecq et Lévy de se prétendre extérieur à la meute (« nous n’avons rien de l’animal de meute », déclare hardiment Houellebecq au début de cet ouvrage, p.16) et de la juger et de parader devant elle, et même de satisfaire narquoisement son féroce et inextinguible appétit de charognard grâce à une surenchère de confessions plus ou moins ironiques qui lui seraient jetées en pâture, ce livre n’aurait guère d’intérêt et ne mériterait pas la chronique que je lui consacre aujourd’hui. Mais le propos de cet ouvrage est autrement ambitieux. Car ce mot de « méprisable » est un écho très profond et lointain à d’autres mots (ou parfois le même) utilisés par toute une littérature, la littérature de l’aveu, auquel se réfère explicitement Houellebecq. Cette littérature de l’aveu qui pousse le confessant à se montrer devant Dieu « méprisable et vil quand [il] l’a été (Rousseau) », qui amène celui qui n’est que « terre et cendre » à implorer Dieu de le« nettoyer de tout ses secrets (saint Augustin) » est aujourd’hui magnifiquement ressuscité par ces deux auteurs dans une forme épistolaire peut-être inédite.

Quelque chose qui vous pousse à la vérité

« Il y a quelque chose, note Houellebecq (p.33), dans l’échange épistolaire qui vous pousse à la vérité, à la présence ; quoi ? ». Cette orientation du moi vers la vérité, Tolstoï l’appelle simplement dans Une confession un élan vers Dieu. Mais Dieu, à en croire Houellebecq qui est, selon ses propres termes « un athée de deuxième génération », n’existe pas. A priori, il n’y a donc nulle altérité susceptible sinon même de pardonner, au moins de mettre fin à « la spirale descendante d’une auto-accusation dont la profondeur ne peut jamais être sondée (Coetzee) », parce que le plaisir que l’on éprouve à se confesser est en lui-même une source de plaisir honteux qui mériterait d’être confessé, et ceci à l’infini. Il y a un exhibitionnisme en même temps qu’un masochisme à se confesser dans un livre. « Je me suis vautré avec délices dans Montaigne et dans Rousseau (p.33) » précise Houellebecq avant d’avouer un non moins délicieux « choc nerveux » à la lecture de la phrase cinglante de Pascal à propos de Montaigne, « le sot projet qu’il a de se peindre ». Alors, sinon Dieu, quoi ? Le lecteur ? Quel serait le but de se confesser au lecteur ? Le sentiment ou la peur d’être coupé de ses semblables, d’être mis à part, d’être réservé pour la curée de la meute susciterait en retour le besoin de socialisation qui se traduirait par un désir d’être aimé pour soi-même, ou plus précisément, d’être aimé pour ce qu’il y a de pire en soi. « [I]l y a en moi une forme de sincérité perverse : je recherche avec acharnement, avec obstination, ce qu’il peut y avoir de pire en moi afin de le déposer, tout frétillant, aux pieds du public – exactement comme un terrier dépose un lapin ou une pantoufle au pied de son maître (p.14). »

Comme un chien

C’est ici que l’on retrouve la métaphore animale, plus exactement canine, qui est au fond plus qu’une métaphore. Pour Houellebecq, il n’y a pas de différence tangible entre l’homme et l’animal (le propre chien de Houellebecq n’est-il pas dénommé Clément, du nom d’un de ses personnages éternels, l’exhibitionniste Bruno Clément des particules élémentaires). Nul cynisme ici, malgré l’étymologie bien connue du terme, mais une tentative de dépasser l’humanité dans ce qu’elle a de pire. Chez Lévy au contraire on croit sentir une confiance inébranlable dans l’humanité de l’homme, qui l’amène à ne jamais s’affranchir de la métaphore lorsqu’il évoque cette meute à ses trousses qu’il croit pouvoir défaire. Comme il ne croit plus en Dieu, Houellebecq ne croit plus en l’homme. Même la honte, ce sentiment plus fort que la mort, n’est pas exclusivement un sentiment humain. Houellebecq nous rappelle (p.240) la phrase par laquelle Kafka conclut son Procès, « c’était comme si la honte devait lui survivre ». Or il se trouve que cette phrase s’applique à un homme dont les dernières paroles avant de mourir ont été « comme un chien ». On rejoint ici les profondes images de Coetzee, notamment dans Disgrâce (Seuil, 2001), lorsque le personnage principal, David Lurie, un professeur chassé de l’université pour harcèlement sexuel, évoque le sort honteux de ceux qui incarnent le désir et le sexe masculin dans un monde qui ne veut plus les voir. « C’était un mâle. Dés qu’il y avait une chienne dans le voisinage, il s’excitait, on ne pouvait plus le tenir, et ses maîtres, avec une régularité digne de Pavlov, le battaient (…) il se mettait à courir en rond dans le jardin, l’oreille basse et la queue entre les jambes, il poussait des gémissements et essayait de se cacher (…) Ce spectacle avait un côté ignoble, qui me plongeait dans le désespoir. On peut punir un chien s’il désobéit (…) Mais le désir c’est une autre histoire. Aucun animal ne verra de justice à se faire punir pour obéir à ses instincts (Disgrâce, p.106). »

Houellebecq situe la propre disgrâce qui le frappe dans la conséquence d’une mise en scène d’un spectacle similaire. Immédiatement après avoir évoqué l’image de Kafka, il précise ce qui, selon lui, lui est reproché (p.240). Lorsqu’on a constaté que Houellebecq, en décrivant la misère sexuelle contemporaine, et notamment masculine, était susceptible d’établir « une vérité humaine générale » caractérisant les « sociétés occidentales contemporaines » on s’est empressé de le renvoyer à sa « biographie », à son « traumatisme individuel », bref à son cas particulier. Cachez cet ignoble désir que je ne saurais voir, comme chez Coetzee.
En exposant les misérables tourments de la femme adultère dans un milieu petit-bourgeois, Flaubert s’est exposé à la foudre de la censure et a fait scandale. Avec le recul, il apparaît pourtant que l’adultère féminin est un des thèmes majeurs et les plus profonds du roman du XIXe siècle. (Citons simplement cet autre chef d’oeuvre du XIXe qu’est Anna Karenine). De la même façon il apparaîtra peut-être avec le temps que Disgrâce et Extension du domaine de la lutte seront ces deux chefs d’œuvre de la fin du XXe siècle qui auront su saisir avant la sociologie, mieux que la philosophie, le désarroi du mâle désirant dans un monde tragiquement libéré.

Une parole, et je serai guéri

Suffit-il de devenir animal, comme chez Kafka par exemple, pour échapper à la meute ? Pas sûr, car la meute ce n’est pas simplement autrui coalisé, c’est aussi, bien sûr, ce que nous sommes. Que l’on en soit victime, ou que l’on en soit membre, il est finalement bien difficile de ne pas être cet « animal de la meute ». Houellebecq le reconnaît à sa façon dans un passage admirable (p.208). « La face sombre du Tat tvam asi, le « Tu es ceci » dans lequel Schopenhauer voyait la pierre angulaire de toute morale (…) c’est la reconnaissance de sa propre essence dans la personne du criminel, du bourreau ; de celui par lequel le mal est advenu dans le monde. » Houellebecq attribue donc à une sagesse orientale et schopenhauerienne la « pierre angulaire » de toute morale. C’est pourtant à un vocabulaire chrétien (Jésus-Christ, bien sûr, est la pierre angulaire de l’édifice chrétien) qu’a ici recours Houellebecq lorsqu’il parle de cette pierre. Il nous renvoie ainsi implicitement à un autre passage de l’ouvrage (p.248-249) dans lequel il avoue son goût de la liturgie chrétienne, notamment en ceci qu’elle consiste précisément à se reconnaître pécheur. « Je me revois surtout, bien des dimanches, assister à la messe, et cela pendant longtemps, dix ans, vingt ans peut-être, dans tous les domiciles parisiens où le hasard m’a conduit. Au milieu des assistances BCBG, voire carrément nobles du VIIe arrondissement ; au milieu des assistances presque exclusivement africaines du XXe ; avec tous ces gens, j’ai échangé un signe de paix au moment, prévu à cet effet, de la célébration. Et j’ai prié, enfin prié ? à quoi ou à qui pouvais-je penser je ne sais pas, mais j’ai essayé de me comporter de manière appropriée « au moment d’offrir le sacrifice de toute l’Eglise ». Comme j’ai aimé, profondément aimé, ce magnifique rituel, perfectionné pendant des siècles, de la messe ! « Seigneur, je ne suis pas digne de te recevoir, mais dis seulement une parole, et je serai guéri. » Oh oui, ces paroles entraient en moi, je les recevais directement, en plein cœur. Et pendant cinq à dix minutes, chaque dimanche, je croyais en Dieu ; et puis je ressortais de l’église, et tout s’évanouissait, très vite, en quelques minutes de marche dans les rues parisiennes. »
« Un signe de paix », échangé par la foule des fidèles, voilà qui s’oppose diamétralement à la foule transformée en une meute en quête d’une proie. Recevoir des paroles en plein cœur, voilà qui s’oppose diamétralement à l’incapacité de lire, de recevoir autrui, et qui nous fait rechercher toujours, partout, sur la toile et ailleurs, la confirmation de ce que nous savons déjà, afin d’enfoncer le clou.
J’ai souvent ressenti moi-même, dans plusieurs églises parisiennes, grâce à un rituel vieux de plusieurs siècles, la joie de partager un signe de paix avec mes voisins, et l’espoir, au moment de la communion, d’être guéri enfin de cette indestructible mentalité persécutrice, mais aussi l’évanescence de cette joie et de cet espoir au sortir de la messe.