« Je suis un homme malade… Je suis un homme méchant. Un homme repoussoir, voilà ce que je suis. » Dostoïevski, Les Carnets du sous-sol, traduction André Markowicz.
Se souvient-on des belles promesses que fit naître l’émergence du cyberespace au début de la dernière décennie du siècle précédent ? L’humanité réconciliée, censée partager dans l’euphorie et l’apesanteur céleste du réseau savoir et caresses virtuelles ? Le Jardin d’Eden cher aux chrétiens, le paradis terrestre cher aux marxistes allaient enfin se réaliser ici bas grâce à l’actualisation du cybermonde. Les vaines promesses des religions spirituelles ou politiques seraient enfin tenues, la maladie de vivre enfin vaincue…
Que reste-t-il de ce beau rêve flamboyant ? Quelques braises d’intelligence ici et là sur la toile que les crachats de bile de l’internaute du souterrain, sous la forme d’articles et de commentaires haineux, tentent d’éteindre. Partout le ressentiment avance, tel le désert selon Nietzsche. La moindre tête qui dépasse est l’objet de tous les rires, de tous les quolibets. Un égalitarisme mortifère - affranchi grâce au réseau de toutes les inhibitions liées au visage d’autrui, aux institutions et aux systèmes d’obligations réciproques de l’existence concrète - ne se reconnaît aucun frein, aucun contre-pouvoir. Homo Internetus n’incarnera pas (si l’on ose utiliser le beau mot d’incarnation à propos de cette créature ectoplasmique) la réconciliation d’Homo Sapiens avec lui-même, mais bien plutôt l’exacerbation de la jalousie et du ressentiment, l’affranchissement de tout scrupule dans le rapport avec autrui. Grâce à Internet la violence verbale sans cesse différée dans la vie réelle peut se donner libre cours dans la sécurité de la distance physique et du pseudonymat.
Et le dialogue censé enrichir tout un chacun de l’expérience d’autrui, censé nous faire sortir de nous-même ? Il semble bien que ce soit plutôt la sombre prophétie qu’Alain Finkielkraut formulait en 2000, dans Une Voix vient de l’autre rive, un ouvrage d’une lucidité impressionnante, qui soit exacte :
« La relation au monde sera privatisée, l’homme numérique gagnera sur les programmes : il verra ce qu’il veut, il fera ce qu’il veut de ce qu’il voit. Et puis, au train où va l’intelligence, la critique des médias ravira au sens commun le statut de chose au monde la mieux partagée : aucun événement n’échappant au soupçon, aucune nouvelle imprévue ne viendra plus déranger personne. Trop médiologue pour se laisser avoir, trop clairvoyant pour en croire ses yeux, le cybernaute incrédule ne reconnaîtra que les faits qui conviennent à sa croyance. La pensée sera à l’abri du donné, et alors même que tous les parcours seront possibles et toutes les options autorisées dans l’univers fluide de l’image et du texte électroniques, toutes les idées découleront de prémisses irréfutables. Chacun aura sa lubie ou son hobby, les individus se regrouperont par marottes, et, superbe paradoxe médiologique, c’est à l’époque de la communication planétaire que l’entrecroisement de logiques rigoureusement étanches remplacera le dialogue entre les hommes (p. 52). »
Trop clairvoyant pour en croire ses yeux, voici exactement défini, avant même son triomphe fracassant à l’occasion du 11-Septembre, le théoricien du complot extra et même ultralucide qui sévit ici et ailleurs.
C’est là que réside la différence essentielle entre l’homme du souterrain selon Dostoievski, qui rumine dans son sous-sol ses humiliations, et le triomphant Homo Internetus contemporain. L’homme du souterrain ne cessait de proclamer au lecteur sa propre vilenie et sa propre impuissance, son incapacité à se venger spontanément à l’image de ce que savait faire l’homme d’action d’antan, bref ses limites et ses doutes. Homo Internetus au contraire ne doute pas de lui-même, sinon du monde « qu’on », le fameux « on » « officiel », lui présente. Car il est affranchi des limites humaines par le sentiment d’avoir le monde au bout de son clavier. Homo Internetus, c’est son destin et sa vocation, argumente, prouve, démontre. Car il allie à sa haine des têtes qui dépassent une exacerbation délirante de son propre ego. Il ne cesse de fournir au monde qu’il imagine ébahi les preuves qu’il est dans la vérité. Il n’est jamais à court d’argument pour prouver qu’il pense et dit le vrai. Homo Internetus depuis le fin fond de son souterrain hurle à la face du monde que lui seul dispose de la vérité. Il ne reconnaît jamais s’être trompé, triomphe systématiquement de tous les obstacles, abat tous les murs. Homo Internetus maîtrise, il assure trop. Nul Dieu ne vient soumettre ce fils de l’orgueil. Il y a chez le cybernaute qui prétend prouver ce qu’il avance une sorte d’hybris lyrique et morose qui s’enivre de ce qu’il trouve sur la toile tel un détective. Une armée de Sherlock Holmes du XXIe siècle nous fait la leçon. On pourrait donner des noms. Les habitués de ce forum qui m’ont suivi jusqu’ici le feront d’eux-mêmes. Et le mien leur viendra peut-être à l’esprit. Mais au fond, comme le sous-entendait déjà Finkielkraut, il s’agit d’une hybris cognitive qui tourne à vide, car elle ne convainc que les convaincus. Elle ne sort pas du cercle des initiés. Nulle ouverture, nulle distance, nulle trace de la fameuse altérité pourtant constamment invoquée la larme à l’œil par Homo Internetus.
Milan Kundera parle dans son dernier ouvrage du bel âge qu’est la trentaine pour se convertir à une vision anti-lyrique de l’existence (c’est lui qui, sans être chrétien, utilise ce vocabulaire religieux). « La conversion anti-lyrique est une expérience fondamentale dans le curriculum vitæ du romancier ; éloigné de lui-même, il se voit soudain à distance... »
Il se trouve que comme l’homme du souterrain de Dostoïevski, j’ai tout juste 40 ans et, comme le déclare l’homme du souterrain, « 40 ans, c’est toute la vie : la vieillesse la plus crasse. » Depuis longtemps, l’âge de la conversion anti-lyrique est pour moi passée, et je continue cependant à hanter ce forum, à argumenter, prouver, pourfendre. A croire que la distance prise vis-à-vis de soi-même dont j’aime me glorifier ici ou là n’est qu’une vantardise de plus, une vaine subtilité rhétorique qui me rapproche plutôt qu’elle ne m’éloigne du souterrain, que dis-je du labyrinthe sans issue, fréquenté sans relâche par Homo Internetus.
Que reste-t-il de ce beau rêve flamboyant ? Quelques braises d’intelligence ici et là sur la toile que les crachats de bile de l’internaute du souterrain, sous la forme d’articles et de commentaires haineux, tentent d’éteindre. Partout le ressentiment avance, tel le désert selon Nietzsche. La moindre tête qui dépasse est l’objet de tous les rires, de tous les quolibets. Un égalitarisme mortifère - affranchi grâce au réseau de toutes les inhibitions liées au visage d’autrui, aux institutions et aux systèmes d’obligations réciproques de l’existence concrète - ne se reconnaît aucun frein, aucun contre-pouvoir. Homo Internetus n’incarnera pas (si l’on ose utiliser le beau mot d’incarnation à propos de cette créature ectoplasmique) la réconciliation d’Homo Sapiens avec lui-même, mais bien plutôt l’exacerbation de la jalousie et du ressentiment, l’affranchissement de tout scrupule dans le rapport avec autrui. Grâce à Internet la violence verbale sans cesse différée dans la vie réelle peut se donner libre cours dans la sécurité de la distance physique et du pseudonymat.
Et le dialogue censé enrichir tout un chacun de l’expérience d’autrui, censé nous faire sortir de nous-même ? Il semble bien que ce soit plutôt la sombre prophétie qu’Alain Finkielkraut formulait en 2000, dans Une Voix vient de l’autre rive, un ouvrage d’une lucidité impressionnante, qui soit exacte :
« La relation au monde sera privatisée, l’homme numérique gagnera sur les programmes : il verra ce qu’il veut, il fera ce qu’il veut de ce qu’il voit. Et puis, au train où va l’intelligence, la critique des médias ravira au sens commun le statut de chose au monde la mieux partagée : aucun événement n’échappant au soupçon, aucune nouvelle imprévue ne viendra plus déranger personne. Trop médiologue pour se laisser avoir, trop clairvoyant pour en croire ses yeux, le cybernaute incrédule ne reconnaîtra que les faits qui conviennent à sa croyance. La pensée sera à l’abri du donné, et alors même que tous les parcours seront possibles et toutes les options autorisées dans l’univers fluide de l’image et du texte électroniques, toutes les idées découleront de prémisses irréfutables. Chacun aura sa lubie ou son hobby, les individus se regrouperont par marottes, et, superbe paradoxe médiologique, c’est à l’époque de la communication planétaire que l’entrecroisement de logiques rigoureusement étanches remplacera le dialogue entre les hommes (p. 52). »
Trop clairvoyant pour en croire ses yeux, voici exactement défini, avant même son triomphe fracassant à l’occasion du 11-Septembre, le théoricien du complot extra et même ultralucide qui sévit ici et ailleurs.
C’est là que réside la différence essentielle entre l’homme du souterrain selon Dostoievski, qui rumine dans son sous-sol ses humiliations, et le triomphant Homo Internetus contemporain. L’homme du souterrain ne cessait de proclamer au lecteur sa propre vilenie et sa propre impuissance, son incapacité à se venger spontanément à l’image de ce que savait faire l’homme d’action d’antan, bref ses limites et ses doutes. Homo Internetus au contraire ne doute pas de lui-même, sinon du monde « qu’on », le fameux « on » « officiel », lui présente. Car il est affranchi des limites humaines par le sentiment d’avoir le monde au bout de son clavier. Homo Internetus, c’est son destin et sa vocation, argumente, prouve, démontre. Car il allie à sa haine des têtes qui dépassent une exacerbation délirante de son propre ego. Il ne cesse de fournir au monde qu’il imagine ébahi les preuves qu’il est dans la vérité. Il n’est jamais à court d’argument pour prouver qu’il pense et dit le vrai. Homo Internetus depuis le fin fond de son souterrain hurle à la face du monde que lui seul dispose de la vérité. Il ne reconnaît jamais s’être trompé, triomphe systématiquement de tous les obstacles, abat tous les murs. Homo Internetus maîtrise, il assure trop. Nul Dieu ne vient soumettre ce fils de l’orgueil. Il y a chez le cybernaute qui prétend prouver ce qu’il avance une sorte d’hybris lyrique et morose qui s’enivre de ce qu’il trouve sur la toile tel un détective. Une armée de Sherlock Holmes du XXIe siècle nous fait la leçon. On pourrait donner des noms. Les habitués de ce forum qui m’ont suivi jusqu’ici le feront d’eux-mêmes. Et le mien leur viendra peut-être à l’esprit. Mais au fond, comme le sous-entendait déjà Finkielkraut, il s’agit d’une hybris cognitive qui tourne à vide, car elle ne convainc que les convaincus. Elle ne sort pas du cercle des initiés. Nulle ouverture, nulle distance, nulle trace de la fameuse altérité pourtant constamment invoquée la larme à l’œil par Homo Internetus.
Milan Kundera parle dans son dernier ouvrage du bel âge qu’est la trentaine pour se convertir à une vision anti-lyrique de l’existence (c’est lui qui, sans être chrétien, utilise ce vocabulaire religieux). « La conversion anti-lyrique est une expérience fondamentale dans le curriculum vitæ du romancier ; éloigné de lui-même, il se voit soudain à distance... »
Il se trouve que comme l’homme du souterrain de Dostoïevski, j’ai tout juste 40 ans et, comme le déclare l’homme du souterrain, « 40 ans, c’est toute la vie : la vieillesse la plus crasse. » Depuis longtemps, l’âge de la conversion anti-lyrique est pour moi passée, et je continue cependant à hanter ce forum, à argumenter, prouver, pourfendre. A croire que la distance prise vis-à-vis de soi-même dont j’aime me glorifier ici ou là n’est qu’une vantardise de plus, une vaine subtilité rhétorique qui me rapproche plutôt qu’elle ne m’éloigne du souterrain, que dis-je du labyrinthe sans issue, fréquenté sans relâche par Homo Internetus.