Note liminaire de Florentin Piffard :
Hier soir me parvenait un curieux e-mail anonyme et non sollicité qui avait par miracle échappé au zèle de mon logiciel anti-spam. Alors que je m’apprêtais d’un clic nonchalant à me substituer à cet implacable censeur en jetant l’intrus dans ma « corbeille », je fus arrêté net dans mon geste par un mot tiré du titre de cet indésirable courriel : Vélibophobe ! Ce vocable étrange, comment dire... m’interpella au niveau du vécu. C’est que depuis mon plus jeune âge je suis un adepte de la « petite reine ». Longtemps, sur quatre roues d’abord, puis sur deux roues, j’ai paradé le long des tristes trottoirs de ma morne banlieue, le nez au vent et la tête dans les étoiles. Echappant au pitoyable destin du piéton contraint de se dandiner lamentablement jusqu’à sa destination en reportant péniblement son poids d’une jambe sur l’autre, je passais ma jeunesse à rouler libre et insouciant vers mon destin qui comptait moins que le temps que je passais à le rejoindre. Le premier vélo dont je fus vraiment fier était un Motobécane, une marque que je cite avec d’autant plus de plaisir qu’elle a aujourd’hui disparu, avec guidon relevé et freins inversés. Ma machine, d’une couleur bleu ciel comme on n’en fait plus ailleurs que dans les publicités du Club Med, se voyait de loin. Succès garanti auprès des jeunes filles douces et bûcheuses qui préféraient ma délicatesse artistique et l’inconfort de mon porte-bagages à la grossièreté des crétins même équipés de mobylettes, qui le dimanche matin, avec leur p... En prenant de l’âge, et toujours soucieux de plaire à la gent féminine, j’ai opté pour la casquette de cycliste et les pinces à vélos en même temps que pour le vélo hollandais d’occasion (garanti plus cher que le neuf). Ainsi paré, je m’offre le luxe de composer un air distant et racé qui rappelle celui qu’avait Lambert Wilson dans je ne sais plus quel film où il incarnait un beau résistant, circulant justement à bicyclette (il n’y a pas de hasard) la nuit dans Paris pour échapper à des cohortes de soldats allemands aussi lourdauds que leurs side-cars étaient assourdissants, pétaradants et polluants à tout va. Lorsque le personnage de Lambert Wilson risquait sa vie pour échapper aux griffes de la Wehrmacht, savait-il seulement qu’il ne faisait qu’ouvrir le chemin de ceux qui plus tard livreraient un combat autrement important ? Non bien sûr. C’est sans le savoir qu’il participait aux prémices de cet illustre combat que la résistance cyclophile livre aujourd’hui contre le grand Satan à essence qui menace (en même temps que Ben Laden) de faire sauter la planète. Bref, à ma façon raffinée, et à coups de pédale, moi aussi je résiste. Et la cause du réchauffement climatique vaut bien celle de la patrie !
A la lumière de ces quelques lignes vous comprendrez sans doute que j’ai voulu en savoir plus sur ce « vélibophobe » qui s’adressait à moi. Que je cherchais, en somme, dans la tradition des plus grands stratèges, à comprendre la psychologie de mon ennemi. Je vous livre sa missive telle quelle, au risque de heurter votre sensibilité que je suppute délicate.
Objet : Confession d’un vélibophobe
Cher monsieur,
Nous ne nous connaissons pas et nous ne nous connaîtrons sans doute jamais, car c’est un parisien anonyme, confiant dans la liberté de penser que vous avez manifestée dans vos petites chroniques, qui s’adresse à vous aujourd’hui. Un homme quelconque, d’un âge quelconque, équipé d’une voiture quelconque, par exemple une Scenic Renault 1.6, gris métallisé, et affublé d’une tenue d’employé de bureau lambda, disons un costume gris anthracite de chez Celio acheté 99€ au début des soldes d’hiver. Cela fait des années que je me rends en automobile à mon bureau situé sur les grands boulevards, entre la République et Opéra, après avoir déposé mes enfants à l’école. Malgré les incitations diverses de notre chef de service, je ne me livre pas au covoiturage ni ne prends le métro. Car ce que j’apprécie par-dessus tout après m’être temporairement débarrassé de ma petite famille c’est de pouvoir me curer le nez en toute liberté et en insultant copieusement Guy Carlier et autres guillerets enfonceurs de portes ouvertes qui sévissent sur nos ondes le matin, et ce sans risquer les remarques désobligeantes ou même seulement les regards effarés de mes collègues. Je profite à l’abri de ma carlingue d’un court moment de répit que même l’intensité du trafic ne parvient pas à gâcher.
Mais tout ça c’était avant la vélorution ! Aujourd’hui, post res perditas, il me faut faire mon deuil, comme on dit dans nos gazettes. Mon quart d’heure de défoulement quotidien a brutalement et définitivement disparu le lendemain du 14 juillet 2007, ultime fête de ma liberté. Le 15 juillet 2007, ma vie s’est trouvée bouleversée par la mise « en liberté » non surveillée par les autorités de la capitale de 10 000 vélos. La vélorution éclata brutalement ce jour-là ! Après les femmes et les minorités visibles, ce fut enfin le tour des vélos, qui n’avaient que trop attendu un affranchissement bien légitime. Un cri unanime s’éleva dans tout Paris : liberté pour les vélos ! Vélib’ était né... Mais à peine relâchés ces vélos libérés se lâchent. Dans l’ivresse de leur nouvelle condition d’engins libres, convaincus sans doute de leur innocence congénitale et de l’injustice de la peine qu’ils viennent de finir de purger, ils se comportent dans la capitale comme les fiers envahisseurs qui, il y a quelques décennies, firent retentir leurs impitoyables bruits de bottes sur les pavés des Champs-Elysées. La ville, le pays, le monde leur appartient enfin. Ce Vélib’ est libre et la loi ne le regarde pas. Quand tout un chacun, penaud dans sa petite voiture marquée du fer rouge de l’infamie dioxyde-de-carbonogène, s’estime contraint de s’arrêter au feu rouge, de ne pas brûler les priorités et de ne pas emprunter les sens interdits, le Vélib quant à lui est au-delà du bien et du mal. La dure loi de la cité n’est pas pour lui ; Vélib’ est un übermensch.
Enfin c’est ce que je croyais...Car un jour du mois d’août, alors que je me rendais au bureau à pied, chassé de mon habitacle tout confort par les hordes métalliques d’ex-esclaves libérés, je pris mon courage à deux mains et décidai de réagir. Il me fallait savoir à qui j’avais affaire. Avisant ce qu’on appelle une « station Vélib’ », une sorte de tanière en plein jour qui peut réunir jusqu’à une vingtaine d’individus, je m’approchais subrepticement d’un de ces monstres qui reposait dans un silence inquiétant au milieu de ses congénères. Ce faisant, je fis une découverte qui me bouleversa. Tatouée sur le torse de la bête se trouvait gravée la marque d’une nouvelle aliénation que je ne pus qu’imputer plus tard à un dressage effectué par d’habiles dompteurs, avant même la grande libération. Sur le torse du monstre, disais-je, étaient gravées de solennelles phrases qui manifestaient une servitude volontaire et ostentatoire que je trouvai presque émouvante : « Je n’emprunte pas les sens interdits », « je respecte les feux rouges », « je ne circule pas sur les trottoirs », etc. L’anarchie vélibienne ne venait donc pas de la monture. A qui donc l’imputer ? Je restais longtemps sans comprendre. Pourtant, à force de réflexion, me revient en mémoire un passage de Machiavel. Le grand Florentin, qui je crois ne vous est pas tout à fait étranger, soulignait de façon cocasse dans ses Discours sur la première décade Tite-Live, un fait étrange. Il arrive que le cheval et sa monture n’aient pas le même caractère, ce qui tend à produire des désordres fort fâcheux (1). Lorsque j’y pense aujourd’hui, je me dis que c’est probablement ce qui se passe avec ces Vélibs’. Ces monstres n’y sont pour rien. Car quand bien même la monture aurait été correctement dressée (comme semble le prouver les tatouages qu’elle arbore fièrement sur le torse), son cavalier quant à lui semble penser qu’il peut s’exempter des bonnes manières que l’on a imposées à son engin. Ayant une fois pour toute choisi sa monture pour pouvoir l’installer dans le sens de l’histoire (car Vélib’, on le sait, est l’avenir lumineux de l’humanité post-polluante), il se permet de traiter avec le plus grand mépris les résidus d’un monde ancien qui se croient encore autorisés à circuler en véhicule à moteur. C’est ainsi que le vélibéré s’autorise, malgré la discipline imposée à sa monture, à faire fi des règles élémentaires de la circulation, qui sont aussi la transcription dans un domaine technique de la civilité. Les trajectoires erratiques qu’il impose à son engin sont le symbole parfait du désordre qui s’est emparé de son esprit. Car ce barbare se pense l’avenir de la civilisation ! Il s’agit d’une innovation que nous devons à l’époque contemporaine ! Jamais les Vandales saccageant Rome n’auraient pensé surpasser les Romains en civilité ! Voilà ce qu’il nous faut subir avec le triomphe certes encore pacifique des vélibérés ! Une barbarie tellement triomphante qu’elle se pare des atours de la civilisation ! Cher M. Piffard, ma condition d’automobiliste est un supplice ! Privé du plaisir quotidien de rouler dans Paris sans craindre d’écraser un néo-barbare, je dépéris à vue d’œil. Si j’ajoute qu’il ne m’est plus possible en voiture d’inspecter en toute quiétude les recoins de mon nez sans redouter de voir surgir à mes côtés, dangeureusement proche, le visage hilare d’un vélibéré qui m’aurait surpris en plein travail, vous comprendrez mon désarroi ! Ma famille s’inquiète, mes collègues s’interrogent, mes amis me fuient. Chaque jour qui passe rapproche ma Scenic de la casse ! Et voilà le courage qui me manque pour la remplacer ! Vais-je moi aussi céder à l’attrait de la vélib’attitude, cette barbarie moderne qui ne dit pas son nom ? Aidez-moi, cher mmonsieur, faites connaître au plus grand nombre mon sort d’automobiliste opprimé par la bonne conscience criminelle du vélibeur ! Je compte sur vous.
Mais tout ça c’était avant la vélorution ! Aujourd’hui, post res perditas, il me faut faire mon deuil, comme on dit dans nos gazettes. Mon quart d’heure de défoulement quotidien a brutalement et définitivement disparu le lendemain du 14 juillet 2007, ultime fête de ma liberté. Le 15 juillet 2007, ma vie s’est trouvée bouleversée par la mise « en liberté » non surveillée par les autorités de la capitale de 10 000 vélos. La vélorution éclata brutalement ce jour-là ! Après les femmes et les minorités visibles, ce fut enfin le tour des vélos, qui n’avaient que trop attendu un affranchissement bien légitime. Un cri unanime s’éleva dans tout Paris : liberté pour les vélos ! Vélib’ était né... Mais à peine relâchés ces vélos libérés se lâchent. Dans l’ivresse de leur nouvelle condition d’engins libres, convaincus sans doute de leur innocence congénitale et de l’injustice de la peine qu’ils viennent de finir de purger, ils se comportent dans la capitale comme les fiers envahisseurs qui, il y a quelques décennies, firent retentir leurs impitoyables bruits de bottes sur les pavés des Champs-Elysées. La ville, le pays, le monde leur appartient enfin. Ce Vélib’ est libre et la loi ne le regarde pas. Quand tout un chacun, penaud dans sa petite voiture marquée du fer rouge de l’infamie dioxyde-de-carbonogène, s’estime contraint de s’arrêter au feu rouge, de ne pas brûler les priorités et de ne pas emprunter les sens interdits, le Vélib quant à lui est au-delà du bien et du mal. La dure loi de la cité n’est pas pour lui ; Vélib’ est un übermensch.
Enfin c’est ce que je croyais...Car un jour du mois d’août, alors que je me rendais au bureau à pied, chassé de mon habitacle tout confort par les hordes métalliques d’ex-esclaves libérés, je pris mon courage à deux mains et décidai de réagir. Il me fallait savoir à qui j’avais affaire. Avisant ce qu’on appelle une « station Vélib’ », une sorte de tanière en plein jour qui peut réunir jusqu’à une vingtaine d’individus, je m’approchais subrepticement d’un de ces monstres qui reposait dans un silence inquiétant au milieu de ses congénères. Ce faisant, je fis une découverte qui me bouleversa. Tatouée sur le torse de la bête se trouvait gravée la marque d’une nouvelle aliénation que je ne pus qu’imputer plus tard à un dressage effectué par d’habiles dompteurs, avant même la grande libération. Sur le torse du monstre, disais-je, étaient gravées de solennelles phrases qui manifestaient une servitude volontaire et ostentatoire que je trouvai presque émouvante : « Je n’emprunte pas les sens interdits », « je respecte les feux rouges », « je ne circule pas sur les trottoirs », etc. L’anarchie vélibienne ne venait donc pas de la monture. A qui donc l’imputer ? Je restais longtemps sans comprendre. Pourtant, à force de réflexion, me revient en mémoire un passage de Machiavel. Le grand Florentin, qui je crois ne vous est pas tout à fait étranger, soulignait de façon cocasse dans ses Discours sur la première décade Tite-Live, un fait étrange. Il arrive que le cheval et sa monture n’aient pas le même caractère, ce qui tend à produire des désordres fort fâcheux (1). Lorsque j’y pense aujourd’hui, je me dis que c’est probablement ce qui se passe avec ces Vélibs’. Ces monstres n’y sont pour rien. Car quand bien même la monture aurait été correctement dressée (comme semble le prouver les tatouages qu’elle arbore fièrement sur le torse), son cavalier quant à lui semble penser qu’il peut s’exempter des bonnes manières que l’on a imposées à son engin. Ayant une fois pour toute choisi sa monture pour pouvoir l’installer dans le sens de l’histoire (car Vélib’, on le sait, est l’avenir lumineux de l’humanité post-polluante), il se permet de traiter avec le plus grand mépris les résidus d’un monde ancien qui se croient encore autorisés à circuler en véhicule à moteur. C’est ainsi que le vélibéré s’autorise, malgré la discipline imposée à sa monture, à faire fi des règles élémentaires de la circulation, qui sont aussi la transcription dans un domaine technique de la civilité. Les trajectoires erratiques qu’il impose à son engin sont le symbole parfait du désordre qui s’est emparé de son esprit. Car ce barbare se pense l’avenir de la civilisation ! Il s’agit d’une innovation que nous devons à l’époque contemporaine ! Jamais les Vandales saccageant Rome n’auraient pensé surpasser les Romains en civilité ! Voilà ce qu’il nous faut subir avec le triomphe certes encore pacifique des vélibérés ! Une barbarie tellement triomphante qu’elle se pare des atours de la civilisation ! Cher M. Piffard, ma condition d’automobiliste est un supplice ! Privé du plaisir quotidien de rouler dans Paris sans craindre d’écraser un néo-barbare, je dépéris à vue d’œil. Si j’ajoute qu’il ne m’est plus possible en voiture d’inspecter en toute quiétude les recoins de mon nez sans redouter de voir surgir à mes côtés, dangeureusement proche, le visage hilare d’un vélibéré qui m’aurait surpris en plein travail, vous comprendrez mon désarroi ! Ma famille s’inquiète, mes collègues s’interrogent, mes amis me fuient. Chaque jour qui passe rapproche ma Scenic de la casse ! Et voilà le courage qui me manque pour la remplacer ! Vais-je moi aussi céder à l’attrait de la vélib’attitude, cette barbarie moderne qui ne dit pas son nom ? Aidez-moi, cher mmonsieur, faites connaître au plus grand nombre mon sort d’automobiliste opprimé par la bonne conscience criminelle du vélibeur ! Je compte sur vous.
Bien cordialement
Un vélibophobe anonyme et tourmenté
(1) « Il arrive souvent qu’un cheval courageux soit monté par un lâche et qu’un cheval lâche le soit par un homme courageux. De quelque façon que se produise cette disparité, cela créé de l’inutilité et du désordre. »