A propos de la métamorphose de l’art en religion civile
Le 104, rue d’Aubervilliers, futur temple de l’art contemporain à Paris
Si l’art est constitué par la mise à distance du « réel » et par son opposition critique à ce même « réel », qu’est-ce que l’art aujourd’hui ? A l’ère du fun et du festif, du cool généralisé, l’art, au moins selon cette austère définition, a vécu. Et il est temps d’en faire son deuil. Nos artistes aujourd’hui sont des communicants comme les autres. C’est dans l’ivresse de l’échange généralisé qu’ils s’ébrouent et c’est en tant que gentils animateurs des quartiers d’un monde toujours plus apparemment divers, et toujours plus fondamentalement uniforme, qu’ils s’épanouissent. L’art, en perdant sa fonction critique, se transforme à vitesse accélérée en agent accompagnateur du monde tel qu’il va. Alors que l’art moderne brandissait à la face du monde un miroir impitoyable, l’art au goût du jour se contente de repeindre ce même miroir en rose bonbon afin de rendre enfin à l’époque ce moral qu’elle a dans ses chaussettes bariolées.
C’est ainsi que l’on doit comprendre la dimension sociale que prend la culture aujourd’hui. A en croire les statistiques de l’INSEE, le nombre des travailleurs dans le « secteur culturel », ainsi que celui des « professionnels de la culture » ne cesse d’augmenter, et ce beaucoup plus vite que la population active globale. Exit le « suicidé de la société », adieu « l’artiste maudit ». Ces deux figures tutélaires de l’artiste moderne sont ringardisées et doivent laisser la place à une version sympa et décomplexée de l’acteur culturel, si possible fonctionnarisé, qui intervient sur Internet. Celui-ci se met au service des masses et lui fournit l’opium culturel qui lui manque depuis le recul de l’influence des cultes traditionnels. Bien sûr ce nouveau clerc ne prétend pas remplacer le bon curé d’antan. Bien au contraire, il ne cesse de prétendre occuper la place enviable du marginal (surtout virtuel), au service exclusif de son art et de sa vision du monde. Il est une fois pour toutes dérangeant et décalé, à défaut d’être décalant et dérangé. Car l’acteur culturel est futé. Il sait où se trouve son intérêt et n’ignore pas la valeur marchande de la rebelle attitude, dont on connaît l’heureuse fortune jusqu’au sommet de l’Etat.
Dans toutes les sociétés humaines la condition d’ecclésiastique est recherchée. Elle procure avantages matériels et prestige moral. Le proverbial ventre rond du bon vieux curé comme son légendaire succès auprès des grenouilles de bénitier en témoignent. La crise des vocations dans l’Eglise catholique doit donc se comprendre comme le symptôme de la disparition de son rôle social. A l’inverse, la multiplication des vocations artistiques doit être située dans la perspective d’une cléricalisation de la culture, de son accession au rang de religion civile, voire, si l’on doit prendre au sérieux l’activisme du ministère de la Culture, de religion d’Etat. L’art, comme la Compagnie créole, c’est bon pour le moral, et pour la morale. Et lorsque les Français ont le moral, ils consomment plus (autrement dit, ils relancent, comme on relance au jeu ou dans ce gigantesque potlatch qu’est la société de consommation) pour la plus grande joie de leurs dirigeants. Pour cela ils bénéficient des incitations du monde de la publicité et de l’art qui deviennent de plus en plus difficiles à différencier. Un néo-artiste est bien souvent un produit qui assure lui-même sa promotion, nous en avons la preuve tous les jours ou presque sur ce forum .
Les artistes d’aujourd’hui sont les nouveaux clercs de notre monde qui ne peut, pas plus que ceux qui l’ont précédé, se passer de son point d’honneur spiritualiste qu’est une religion civile. L’arrière-monde dans lequel s’est abîmée la doctrine chrétienne visait notamment à rendre ce monde supportable. Mais aujourd’hui, sa promesse d’un monde meilleur, sa dimension « compensatrice », s’est reversée dans les promesses immédiates de la technique via l’échange généralisé que promeut et promet Internet, ou de la politique, via l’égalitarisme démocratique qui est, on le sait depuis Tocqueville et Chesterton, une idée chrétienne devenue folle.
A ce stade de la lecture, les lecteurs qui auront bien voulu m’accompagner jusqu’ici se demanderont peut-être qui occupe, ou occupera, la place laissée vacante par l’art moderne.
A cette excellente question, je n’ai pas de réponse.