"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

17/03/2011

Carêment pas

Le bus est presque vide en cette matinée ensoleillée du mois de mars. Baigné par la lumière, plongé dans un livre, profitant ainsi sans vergogne, en compagnie de Charles Péguy, du quart d’heure de trajet ronronnant qui m’est octroyé par le ciel dans la douceur parisienne avant un rendez-vous professionnel, je ne la vois pas venir. Et pourtant ! Elle balance son énorme sac  Prada pour le coller près de la fenêtre avant de s’assoir, ou plutôt de s’effondrer, face à moi, dans le sens inverse de la marche. Je lève un œil sur elle pour constater sans surprise que son visage est celui, oxymorique,  d’une génisse  agressive, ruminant sans complexe une viennoiserie odorante qui a elle seule nous rappellerait, si l’on pouvait oublier sa propriétaire,  à quel point la civilisation et les sens ont parti lié.
 Car voilà que cette bouche grande ouverte sur les ravages qu’elle fait subir à ce sommet de la culture de notre pays qu’est le croissant au beurre, me remet subitement en mémoire l’argumentation mi-sérieuse mi-ironique d’un ami japonais depuis longtemps oublié, qui expliquait à l’étudiant occidental goguenard que j’étais alors que la civilisation nippone était, de loin, supérieure à toutes les autres, et notamment à la mienne, car elle n’admettait pas que l’on mange devant tout le monde dans l’espace public sans au moins tenter, en mettant la main devant sa bouche, de se protéger du regard envieux ou dégoûté d’autrui. Je balayais alors cette prétention en lui montrant du doigt le spectacle somme toute sympathique de jeunes japonaises, toutes occupées les unes des autres, rieuses comme des mouettes,  avalant goulument de vastes quantités de crèmes glacées qu’elles s’étaient procurées chez un glacier américain installé depuis peu et avec succès à Osaka et vendant uniquement « à emporter ». Elles nous ignoraient royalement ces jeunes filles, notre présence ne semblant troubler en rien leur joie gourmande.
Pourtant, au-delà de l’outrecuidance simulée de mon ami, il y avait sans doute quelque chose de juste, même si cela m’échappait alors, dans cette insistance sur l’importance de l’attention que nous devrions porter à l’effet que nous faisons sur autrui lorsque nous mangeons en public. C’est ce qui m’apparaît clairement en contemplant la mastication impudique de la vaste demoiselle qui s’est étalée sur le siège devant moi. Protégée d’autrui par un casque lourd vissée sur les oreilles, elle triture d’une main une mèche blonde qui tombe lourdement devant ses yeux, tandis que de l’autre elle tient fermement, comme si quelqu’un allait lui en contester la propriété, un reliquat de croissant. Troublé dans ma lecture, hésitant entre le haut-le-cœur et la salivation,  voilà que je ne me contrôle plus et, tout en espérant vaguement faire comprendre à ma future interlocutrice que je plaisante à moitié, lâche :
-          Vous savez qu’on est en plein carême.
-          Hein ???
-          Oui, c’est le carême, on est sensé se limiter sur la nourriture.
-          Mais qu’est-ce qui me raconte ce daron, vocifère la bouche de l’ogresse, maculant d’un coup mon manteau d’une flopée de grosses miettes gluantes, j’suis pas muslim moi ducon pour qui tu m’as pris ?
-          Non, mais…moi non plus, je ne vous parle pas de ça.
-          Quoi que tu dis connard ? sale islamofasciste qui veux empêcher les femmes d’être libres de leur corps , moi le ramadan c’est personne qui me le f’ra faire enculé de ta race, zarma, ici on est en France, pas question qu’on adopte tes coutumes de naze. Le ramadan, il n’en n’est carêment pas question, compris ? Alors ta gueule, tu la fermes et moi si j’veux l’ouvrir pour grailler ce que j’ai envie de grailler c’est pas un lèche-métèque qui va m’en empêcher.  Le ramadan, c’est carêment ringard, ducon. 
     
Carêment ringard. J’ai compris.

Trébuchant et honteux, je descends à la hâte du bus, me précipite dans le premier Mc Do venu, puis, me remettant lentement de mes émotions, j’entends maintenant mon ventre gargouiller et commande à une jeune et souriante Samira un double café et deux donuts. 

A emporter.