"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

22/09/2010

Soulagement terminal

Je vois le soulagement de l’humanité qui s’avachit dans ses fauteuils, chaque être humain face à son écran. L’humanité libérée, dispensée du regard d’autrui. Ses yeux et ses caméras tournés avidement vers le monde numérisé. Un box pour chacun d’entre nous.

Dans un « taxi phone » de banlieue, des « postes de travail » ; on s’y connecte à Internet, avec casque et micro. Un gros et grand adolescent à la peau très noire, dans un survêtement aux couleurs agressives, la caricature du mec viril, du héros urbain, est installé près de l’entrée. Un énorme gobelet de coca doté d’une paille gigantesque est posé sur la table. Jambes et coudes écartés, le gars déborde de son box, sans ostentation particulière. C’est une surprise : à lui aussi son corps semble gênant, trop grand, trop gros, trop là. Dans son réduit trop étroit, le voilà domestiqué ce cauchemar de nos nuits bourgeoises. Il est gentiment affalé sur sa chaise, son air est maussade mais sans trace d’agressivité. Seul son index bouge. Il clique nonchalamment. Soudain, quelque chose sur l’écran l’intéresse. Son vaste corps tout à coup tout entier en mouvement, mobilisé, comme aimanté par la machine. Ce gars qui était embarrassé de lui-même, encore trop présent parmi nous, d’une infime présence résiduelle, est maintenant léger et innocent comme l’enfant dans sa petite bulle, parfaitement ailleurisé. Un ange soudainement, avec une légèreté bouleversante, rejoint sa patrie céleste. Serait-il en train d’agonir un « sioniste » sur un « forum citoyen » qu’il me paraîtrait à moi qui le vois de biais, sans risque aucun qu'il n'émerge de sa douce hypnose, inoffensif comme l’agneau qui vient de naitre, libéré de la présence humaine et du malaise qu’elle suscite.

Au stade où nous en sommes, je crois qu’on peut dire les choses simplement. Les écrans sont en train de résoudre de façon définitive la question humaine. Depuis quelques siècles, la modernité a pulvérisé toute forme de rapport hiérarchique permanent, entraînant des conflits sans fin, sans solution stable. Les conflits d’homme à homme ne trouvent plus aucune forme de résolution symbolique. La demande de justice et la demande de sécurité augmentent de conserve et submergent le monde des formes anciennes, celui qui permettait bon gré mal gré le commerce humain. Voilà la vérité des temps terminaux : le regard de l’autre, sa présence réelle, son visage ce n’est pas seulement l’éthique, la possibilité de l’amour ou de l’amitié, c’est aussi l’angoisse. L’angoisse pure et simple de l’inconnu, de ce qui n’est pas nous. L’imprévisibilité animale de l’autre, l’imperfection, attirante et répugnante à la fois, de sa chair. Sa dangerosité essentielle, en voie de criminalisation avancée. Un projet de loi est prévu. Ô combien sont comiques ces rencontres professionnelles où il s’agit paraît-il de « réseauter » et où chacun s’enfouit dans la douceur utérine de son IPhone à la moindre pause pour éviter de rencontrer le regard implorant de celui qui, peut-être, est encore vivant ! Ô combien, par contraste, nos écrans sont doux et reposants ! Ultimes refuges loin de nos terreurs humaines. Dociles, obéissants, surpuissants. Je vois, écris, comprends, profère, strictement, seulement, ce que je veux. Comme il est bon de stocker les données, de me gaver des œuvres de l’humanité, de m’en repaître sans jamais la rencontrer cette sale humanité, belliqueuse, aimante, avide ou méprisante. Binge drinking technologique.

Devant mon écran, je jouis d’un confort où tout est doux comme « le claquement des portières » d’un véhicule « usiné comme un coffre-fort (Houellebecq) ». La violence du monde elle-même devient sympa et ludique, lorsqu’elle est tenue à distance par nos machines d’une perfection intimidante.

Intimidante ? Mais plus rien n’intimide l’homme des écrans, la technologie dont il s’entoure n’est qu’un prolongement de lui-même. Elle lui offre la puissance qu’il mérite. La réparation compensatrice de ses manques, de la faiblesse de sa chair. Elle dissipe les brouillards de son esprit. L’obsolescence de l’homme est vécue comme un soulagement. Grâce à elle tout ce qui était obscur devient clair, tout ce qui était ténébreux devient lumineux, comme à la fin d’un conte de fées. Plus jamais l’homme ne sera séparé de celui qui en lui depuis toujours triomphe, celui qui à jamais exulte.

Mais toi mon frère ici présent, dis-moi comment, après le soulagement terminal, avant la débâcle finale, dans l’apesanteur chaotique où nous nous perdons, dans l’œil de ce cyclone qu’est devenue notre Histoire, dans le brouhaha atroce des cris de victoire trop tôt poussés par l’humanité qui, enfin fière, se croit libérée d’elle-même, entendre encore l’écho salvateur de la parole, apercevoir encore le visage effacé du salut du monde, du monde concret des corps et des âmes, je veux dire, tu le sais, la parole et le visage du Dieu incarné, Celui qui pour nous a souffert et encore et toujours désire la présence au monde de notre amour humain?