humanité.com
Ce que je vois depuis la rue m’attire comme un aimant. C’est un vaste bureau ouvert dans lequel les employés travaillent en silence, grâce à des machines en tout point identiques à celle que je viens de quitter pour aller m’acheter un sandwich, le carburant qui me permettra de continuer l’après-midi la tâche qui m’a tenu occupé le matin. Depuis la rue je n’entends rien, mais il est aisé d’imaginer les bruits qui proviennent de la pièce : ce sont ceux que je viens de produire sans discontinuer pendant des heures. Clic-clic-clic-clic. Clic. Les individus sont penchés sur leur clavier, tels des rongeurs grattant le sol pour en extraire leur pitance : seules certaines bêtes sont capables d’une suractivité aussi constante et parfaitement indifférente à la présence indifférente de leurs congénères.
Dans cette excitation d’une immobilité presque parfaite, l’humanité paraît rejoindre l’animalité du troupeau et son grégarisme placide. Chacun, penché obstinément sur son écran, semble brouter les touches de son clavier. Parfois, une main se tend, saisit une bouteille d’eau, y boit à grand traits. Une tête se lève pour regarder sans la voir passer une voiture dans la rue.
Depuis la rue, on ne voit pas toujours les yeux des individus cachés derrière les écrans mais on les imagine, concentrés et absents. Ils sont pleins d’une intelligence butée qui ignore consciencieusement les traces d’humanité qui les entourent. Ils sont là, ils ne sont pas là. Ils s’absentent.
Quant à moi, je reste là pendant de longues minutes à m’observer moi-même, tel que je suis d’habitude lorsque je travaille, dans cette image saisissante d’une humanité au travail qui n’accorde aucune attention à l’humanité au travail. Et destine toute son attention à un objet assez laid, qu’aucun Leonard de Vinci n’aurait pu imaginer. Comment imaginer en effet que l’humanité abandonnerait sans regrets et même sans y penser la quasi-totalité de ses occupations d’antan pour se consacrer avec tant de constance à un objet d’aspect aussi rébarbatif qu’un ordinateur ? L’artisan transformait la matière qu’il travaillait, mais l’écran-travailleur, que transforme-t-il ? Il suffit d’un clic ou deux parmi des milliers de clics pour effacer l'intégralité de la trace que nous avons voulu laisser dans la machine. Dans son apparence, celle-ci n’est en rien modifiée par le travail que nous effectuons sur elle. Le seul pouvoir que nous pouvons exercer sur elle, c’est la destruction.( J’y pense souvent avec plaisir.) L’artisan donnait une forme à une matière informe, l‘agriculteur imposait un ordre à une nature prolifère. Que faisons-nous devant nos chers écrans ?
Pour les écran-travailleurs, transportés par la passion numérique, on dirait qu’il n’y a plus de lieu, plus de temps, plus de corps, sinon le leur, le dos courbe, les jambes en trop, tout en trop sauf les yeux et les doigts, en attendant, rêve que la technologie ne manquera pas de réaliser bientôt, de pouvoir actionner leur machine avec leur seule volonté.
Couples parfaitement autonomes, parfaitement indifférents à mon regard oblique qui se pose sur eux depuis mon banc public. Pourquoi tant d’attention portée à un simple objet et tant d’indifférence à l’égard de nos semblables. Une hypothèse ? Mensonge romantique. Avec notre ordinateur au bout des doigts nous projetons de nous affranchir enfin des souffrances de l’hétéronomie, de l’incomplétude que manifeste pour notre plus grande honte notre désir d’autrui. Promis, juré, avec le numérique, le désir sera obsolète à force d’accomplissements enchanteurs. L’ordinateur c’est la burqa des athées et des chrétiens, et des autres aussi. Grâce à lui, chacun s’affranchit de l’embarrassante présence d’autrui. Je suis là, mais je suis occupé ailleurs. Comme la femme en burqa nous rappelle à chaque instant son appartenance inaliénable et fusionnelle à un autrui qui n’est pas nous, à un monde qui nous échappe, qui nous est parfaitement étranger. Stratégies de la vanité. Ma machine ou ma burqa m’appellent où je ne suis pas, car j’appartiens à un monde qui n’est pas le vôtre, autrement plus intéressant que le vôtre. Ma présence physique parmi vous est une erreur. Ne suis-je pas fascinant ?
Mais les menteurs romantiques sont les dupes de leur propre mensonge. Sont-ils vraiment les propriétaires de la machine qui les fait travailler et qui les modèlent ? Malentendu fatal. Pauvre de moi qui pense posséder ce qui me possède. Nous sommes des possédés. Regardons-nous : ces regards fiévreux, tout entier happés par leurs machines, ce sont les nôtres. Un spectre amoureux de spectres, ecce numerico homo.
J’y pense sur mon banc : les ventes de micro-ordinateurs ont doublé en X années, sans parler de celles des téléphones portables et des consoles de jeux vidéos. Combien d’écrans chez moi, dix, quinze, impossible de compter. Que se passe-t-il face à nous, très littéralement sous nos yeux ? Là où il y avait des hommes, il y a des écrans, là où il y avait des voix, il y a des cliquetis. Je n’appartiens plus au lieu dans lequel je me trouve, je suis un nomade, je n’ai personne à qui parler, sinon le vaste monde d’internet qui est le vrai monde, mon vrai monde à moi, contrairement à celui qui m’entoure qui est monde factice, un monde méchant, un monde de compromissions, complexe et sale. L’Ailleurs est ma patrie, Autrui numérisé mon alter ego, mon amoureux secret.
Grâce à l’écran nous ne sommes plus là, simplement là, être imparfaits et désirants, quémandant à autrui l’aumône d’un regard ou d’une marque d’attention. Notre corps qui se refuse à disparaître avec nous est un traitre à notre propre cause. Nos regards involontaires et nos émotions nous trahissent parfois eux aussi. C’est ainsi qu’un type entre deux âges, brun, un peu rougeaud, très terroir, d’ascendance auvergnate peut-être et affublé en conséquence d’un maillot de l’équipe de football londonienne d’Arsenal, lève les yeux de son écran et croise soudainement mon regard, puis détourne vivement les yeux. Cet échange inattendu me met vaguement mal à l’aise, et je me lève brusquement, passe enfin mon chemin.
(Disparition de la chair, mort du christianisme, victoire de la gnose. Le monde concret des choses est mauvais. L’épaisseur du monde doit s’abolir dans la douce virtualité du web. La rencontre sera à la fois célébrée et proscrite, reléguée dans l’autre monde auquel les nouveaux cathares que sont les internautes appartiennent de plein droit. Parfois l’on essaiera d’installer les idoles de l’autre monde dans ce monde-ci et l’on s’attirera les quolibets d’autrui, ce qui est toujours mieux que l’indifférence. Ainsi ces célibataires japonais, presque toujours des hommes, qui sortent leur polochon à l’effigie d’héroïnes de mangas dont ils sont amoureux au restaurant, en ayant pris soin de réserver pour deux personnes, puis commandent à leur polochon-starlette soigneusement installée à côté d’eux des plats fastueux, sous le regard de plus en plus indifférent des serveuses. Ils filent le parfait amour, tiennent-ils à nous faire savoir en direct sur Twitter, entre le nashi et le fromage, grâce à leur téléphone portable dernier cri. C’est assez impoli, c’est vrai, en plein tête-à-tête amoureux, de tripoter ainsi sans pudeur son portable, mais leurs dulcinées ne sont pas du genre à s’en offusquer.)