"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

23/12/2007

L’envie du sex-toy




"Pour faire monter la mayonnaise, rien ne vaut le batteur électrique" Bouvard et Pécuchet, apocryphe.





"Chaque jour, un nouvel instrument
toujours plus beau sort des automates.
Nous sommes les seuls à avoir été ratés,
les seuls à avoir été créés obsolètes.

Conçus et dépassés
bien trop tôt pour d'obscures raisons,
nous sommes là alors qu'il est déjà trop tard,
inadaptés dans ce monde.

Aucune chance pour nous de garder la tête haute
dans la société des choses bien adaptées.
Aux seules choses est permise la confiance en soi,
aux seuls instruments est permise la fierté.

Günther Anders, "Aux engrenages", Hymnes molussiens à l'industrie.


Il y a déjà presque un siècle que Sigmund Freud a révélé à la face d’un monde ébahi ce que chacun savait pourtant inconsciemment depuis toujours : les petites filles, lorsqu’elles découvrent qu’elles ne sont pas en mesure de posséder sexuellement leur mère, souffrent d’un manque existentiel. Ce manque, le fondateur de la psychanalyse, qui ne reculait devant rien lorsqu’il s’agissait de donner un nom à ses découvertes, le baptisa sans pudeur inutile Penisneid (l’envie du pénis). Cette envie du pénis fut rapidement l’objet de toutes les critiques de la part des disciples féministes du grand médecin, qui refusaient que l’on grave dans le cristal de la doctrine naissante ce qu’elles croyaient être l’infériorité ontologique des femmes. Certaines psychanalystes ultramimétiques allèrent jusqu’à inventer une « envie de l’utérus » qui frapperait les mâles dans leur incapacité d’enfanter, afin de restaurer, au nom du sacro-saint principe de l’égalité des sexes, un équilibre symbolique entre les hommes et les femmes compromis par la hardiesse intellectuelle du grand Sigmund. Las ! seule l’envie du pénis eut un destin et aujourd’hui encore, dans une société dont seuls ceux qui la combattent (ou font semblant de la combattre) pensent (ou font semblant de penser) qu’elle est encore patriarcale, cette envie du pénis paraît structurer notre appréhension du rapport entre les sexes.
Aujourd’hui encore ? Rien n’est moins sûr.
Car Noël 2007 restera dans l’histoire comme le moment où une nouvelle envie s’est définitivement substituée à l’envie du pénis. Il semble bien que ce que les plus engagées des féministes n’ont pas réussi à faire, les forces conjuguées de la technique et de l’esprit du temps y sont parvenues. Les meilleurs sondages le prouvent, nous assistons à l’émergence d’une envie d’un nouveau genre qui commence à structurer la psyché des amoureux, et cette envie, en hommage funèbre à la pensée du génial médecin viennois, baptisons la l’envie du sex-toy.

A coup de blogs techniques et de « réunions tuppergode », c’est une déferlante à laquelle nous assistons en ce mois de décembre 2007. Les femmes le revendiquent bien haut, elles ont désormais droit à un orgasme à coup sûr. Décomplexées comme tout le monde, elles affirment sans fard, et avec un sourire coquin du meilleur aloi, qu’elles sauront se donner les moyens d’arriver à leurs fins. Y’a pas de raison ! Certes, les plus converties le reconnaissent encore, le plaisir avec un homme reste plus fort que celui que procurent les joujoux intimes (lorsque l’acte est réussi, faut-il le préciser ?). Mais pour combien de temps encore ? Car maintenant que les chercheurs des plus grands groupes industriels sont sur le coup, et depuis que la quantité de plaisir peut semble-t-il être mesurée, le temps est compté jusqu’à ce que les capacités de la technique ne dépassent celle de mère nature. Soyons-en sûrs camarades masculins, au risque d’infliger à notre orgueil de mâles une blessure qui n’est pas près de cicatriser, il ne faudra pas attendre longtemps avant que ces petits joujoux ne garantissent un plaisir au moins aussi intense que celui offert par les instruments naturels que nous mettons pourtant volontiers à la disposition de la gent féminine.

Il faut en outre souligner que le partenaire humain a encore l’extrême désavantage d’offrir une qualité de prestation sujette à caution. Un coup c’est super, et un coup c’est insipide, les femmes en veine de confidences vous le diront. Rien de tel avec le sex-toy. Le sex-toy à la condition de lui procurer les soins qu’il mérite, procurera en retour un plaisir aussi intense que régulier à sa propriétaire. Le sex-toy c’est le Big Mac du sexe. Que fait-on lorsque l’on voyage dans un pays inconnu aux normes d’hygiène douteuses ? Malgré les conseils des indispensables Guide du Routard et autres Lonely Planet, on évite souvent prudemment les bouis-bouis les plus recommandés, et l’on se réfugie un peu honteusement au Mac Do où la qualité de la nourriture est la même partout dans le monde. J’ai assisté à ce genre de choses moi-même à New Delhi. C’est dans un fast-food de Connaught Place, en effet, que je croisai il y a quelques années une bande de jeunes Occidentaux, pourtant parés de tous les attributs obligatoires des babas cool à l’ancienne, a priori prêts à découvrir l’Inde et ses multiples saveurs, qui dévoraient leurs hamburgers en jetant alentours des regards de bêtes traquées et affamées.

Maintenant que la tension métaphysique que l’on appelait le désir a disparu au profit d’une extension illimitée du domaine du plaisir, il n’y a pas de raison qu’à terme l’art amoureux ne se transforme pas en une sorte de variante de l’art de la table où l’on ne sait plus qui consomme et qui est consommé. Mais s’il s’agit de passer à la casserole, quoi de mieux que de bénéficier du savoir-faire des grands groupes industriels qui se sont mis récemment sur le coup, plutôt que de se livrer aux aléas de la rencontre humaine, dont nul ne sait, telle la mayonnaise montée à la main, comment elle peut tourner ? Même si l’on risque moins de prendre un pied intégral, grâce aux sex-toys les désillusions sont évitées et le droit au plaisir respecté.

La disparition de l’envie du pénis et l’émergence simultanée de l’envie du sex-toy signalent le triomphe d’un monde ultratechnicisé et infantile, où le désir, redisons-le, coupé de ses conditions d’existence que sont les différences symboliques et la transcendance, disparaît au profit du simple et immédiat principe de plaisir. Tels les antiques enfants des années 60, les jeunes adultes des années 2000 et suivantes choisiront sur catalogue leurs joujoux pour Noël afin de demander à un obsolète barbu (Freud se sentira moins seul au Panthéon des reliques à barbe) de leur apporter les instruments sophistiqués de la satisfaction de leur plaisir. Ces instruments n’auront, comme tous les objets techniques, qu’une durée de vie limitée car ils devront être remplacés rapidement par des instruments de nouvelles générations aux capacités infiniment supérieures et aux possibilités toujours plus vastes. Très vite, ces instruments de plaisir entreront dans une catégorie à peine particulière de Play Station ou de Game Cube, à moins que dans un avenir proche un génial inventeur ne parvienne à synthétiser en une seule machine pour enfants de 7 à 77 ans (la Play Sexfion ? La Game Cul ?), dont certaines fonctions, soumises au contrôle parental, pourront être activées progressivement (à la puberté, puis à la majorité, à la ménopause enfin), toutes ces machines à plaisir que nous ne nous lassons jamais d’inventer et de consommer.