"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

26/11/2007

Splendeurs et misères de l’opinion personnelle à l’ère de la déconstruction industrielle


"Les publics comme les foules sont intolérants, orgueilleux, infatués, présomptueux et, sous le nom d’opinion, ils entendent que tout leur cède, même la vérité quand elle les contrarie." Gabriel Tarde, L’Opinion et la Foule.

Se faire son opinion....A écouter la révolte qui gronde dans le lumpenprolétariat de l’Internet, chacun, face-aux-médias-qui-nous-mentent-et-nous-manipulent, ne devrait pas avoir de tâche plus urgente que de «se faire son opinion» par lui-même, contre l’influence des médias, du groupe, bref des autres quels qu’ils soient. Se faire son opinion c’est ne croire qu’au truchement de sa propre raison pour accéder à un point de vue valide. Eriger la fabrication de sa propre opinion en valeur absolue c’est s’abandonner à l’idée obsidionale et paranoïaque qui fait d’autrui un manipulateur en puissance plutôt qu’un maître ou un pédagogue possible.

Se faire son opinion... Mais cette expression a-t-elle seulement un sens?

Arborer son opinion à soi le verbe haut et le regard fier est une nouveauté de l’époque. Naguère encore l’opinion avait mauvaise presse. L’opinion, c’était ce que chacun pensait lorsqu’il ne pensait pas. Grâce à l’étude, à la lecture des maîtres, à l’apprentissage scientifique et à la confrontation avec le « réel », il devenait possible au terme d’un long processus de surmonter son opinion pour viser à atteindre une forme ou une autre de la vérité, quand bien même cette vérité aurait été fragmentaire, parcellaire, provisoire, inatteignable.
S’affranchir de l’opinion c’était à la fois s’affranchir de la tyrannie du moi, en tant que celui-ci est la source de sensations qui donnent un contenu immédiat à la pensée, et s’affranchir des autres, en tant que ceux-ci sont la source spontanée de la pensée et des désirs. Par la médiation du texte et de l’expérience, il convenait de mettre en cause l’évidence des sensations et des points de vue validés par la collectivité. A la variété des opinions individuelles, à l’arbitraire des opinions collectives, s’opposaient l’unicité et l’inexorabilité de la vérité. Les plaisirs de l’évidence narcissique de l’opinion personnelle étaient sacrifiés par celui qui acceptait de suivre le chemin d’accès à la vérité transcendante et froide du monde métaphysique. Dans ce sacrifice, c’était d’une certaine façon le moi lui-même qui était offert en holocauste à l’impersonnalité du vrai.
IMPERFECTION DU PRESENT
Splendeurs...

Si l’on oublie (à Dieu ne plaise !) quelques scientifiques et quelques romanciers d’un autre temps qui font abstraction de leur personne pour tenter de comprendre le monde contemporain, offrir son ego en holocauste est aujourd’hui un acte frappé d’obsolescence (1). Le moi triomphant s’expose et s’étale sans vergogne. Voilà qu’il n’est plus honteux de balbutier quelque truisme à condition de le baptiser pompeusement « opinion personnelle » ! Une opinion à nous qu’on s’est fait tout seul ! Self-made thoughts ! Loin d’être infamante la pensée d’opinion est portée en étendard comme une arme de guerre et un signe d’indépendance, voire jetée à la figure de l’interlocuteur qui sera toujours renvoyé du côté de la doxa (2), du « politiquement correct ». Avez-vous remarqué comment les commentateurs les plus en vue se réclament toujours d’une marginalité courageuse face à une doxa oppressante et unanime ? Le discours informé aujourd’hui ne prétend pas à l’exactitude ni a fortiori à la vérité, mais seulement au statut d’opinion personnelle qui s’oppose au « bourrage de crane » des médias officiels. Voilà le paradoxe ! C’est « l’opinion personnelle » qui passe aujourd’hui pour être construite, quand les discours impersonnels sont nécessairement considérés comme infondés et manipulateurs. La connotation du mot « opinion » est donc en train de changer du tout au tout. Synonyme il y a peu encore d’erreur et de fausseté, l’opinion devient un titre de gloire individuel, la manifestation lumineuse d’un ego triomphant. Peu importe d’ailleurs que cette opinion individuelle soit partagée par des millions, voire des milliards d’individus. Il suffit que je la prétende construite et personnelle (elle est légitime parce que JE me la suis FAITE par MOI-MEME), en opposition réelle ou fantasmée avec une doxa réelle ou fantasmée, pour qu’elle devienne inattaquable, aussi légitime au fond que la vérité elle-même qui de toute façon, nous le savons depuis que nous prétendons avoir lu Derrida, n’existe pas.
Dans un tel contexte et si la mutation anthropologique que je pointe est juste, on comprend comment et pourquoi internet est le média de l’avenir. Chaque opinion peut s’y exprimer sur un pied d’égalité et tout point de vue qui prétendrait s’en arracher peut faire l’objet d’une déconstruction sur un mode industriel de la part de tout un chacun. Le libre cours laissé au ressentiment généralisé met en charpie tout point de vue surplombant, ou même au fond toute opinion qui aurait réussi à cristalliser un trop grand nombre d’ego pensants. Le chemin d’accès à la vérité est impraticable, et bientôt en friche.

...et misères de l’opinion personnelle

On touche néanmoins ici aux limites de l’égalitarisme narcissique et hâbleur qui paraît s’imposer aujourd’hui. En effet, pour s’exposer avec profit une opinion personnelle doit pouvoir s’appuyer sur le discours dont elle cherche à s’extraire. Tel un adolescent qui cherche à toute force à entrer en conflit avec ses parents pour pouvoir manifester son indépendance, le détenteur d’une « opinion personnelle » cherche à s’opposer à une doxa qu’il aura au besoin créée sur mesure.
Il n’est en outre pas possible de cumuler les joies du narcissisme que procure la mise en avant d’une opinion personnelle et les plaisirs de l’intellect suscités par la recherche de la vérité. Ce serait demander à la crémière le beurre et l’argent du beurre. Quant à exiger en sus l’admiration et les applaudissements de la foule, ce serait de la part de notre Narcisse à opinion personnelle demander encore le sourire de la crémière. Il peut attendre, car chacun le saura assez tôt, le culte de l’opinion personnelle, c’est la déconstruction derridienne mise à la portée des caniches.

(1) A titre d’illustration de ce que j’avance, je note que dans un contresens significatif, la méditation bouddhique Zen, qui est essentiellement l’art de mettre son moi à mort, devient sous sa forme abâtardie aujourd’hui tellement à la mode en Occident une voie d’accès à un hypothétique « développement personnel ».

(2) Comble d’ironie cette doxa est le mot qu’utilisait les Grecs pour stigmatiser l’erreur et la fausseté de l’opinion publique et lui opposer la recherche laborieuse, patiente et attentive de la vérité. La dialectique moderne : opinion personnelle contre doxa, ou doxa personnelle contre opinion publique.