"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

19/11/2007

L’Arche de Zoé ou les ravages de l’infantocratie

Infantocratie : l’idéal de l’enfance imposé à l’humanité, Milan Kundera, L’Art du roman.

Pour tous ceux que la lecture de la Bible rebute, il me faut tout d’abord revenir sur un événement qui a marqué profondément la civilisation judéo-chrétienne, même s’il ne date pas d’hier puisqu’il s’agit du déluge. Ignorons au passage les vétilleux scientifiques qui doutent de son historicité et remontons courageusement jusqu’à ce fameux déluge et plus précisément jusqu’à l’Arche de Noé auquel l’Arche de Zoé, nom de l’association de pieds nickelés humanitaires qui se sont récemment fait remarquer au Tchad en tentant de dérober des enfants à leurs parentèles, fait implicitement référence. C’est au premier livre de la Bible que l’on trouve l’histoire de Noé, ce juste que Dieu sauva, ainsi que toute sa famille et les animaux réfugiés sur son arche, lorsqu’il décida de noyer la terre entière pour la purger de la violence déchaînée par l’humanité corrompue. Noé au moment du déluge était père de trois fils et avait atteint depuis quelque temps déjà la pleine force de l’âge puisqu’il était âgé de six cents ans tout ronds. Le vigoureux patriarche ne s’arrêta pas en si bon chemin sur la route de l’hyperlongévité et vécut encore quelque trois cent cinquante ans après la catastrophe, pour décéder finalement à l’âge respectable de neuf cent cinquante ans. C’est donc un homme d’âge mûr, chacun en conviendra aisément, qui trouva grâce aux yeux de Yahvé. Celui-ci avait sans doute eu le temps de regarder vivre sa créature pour finalement conclure qu’après toutes ces années, Noé avait fait ses preuves et méritait d’être sauvé plus que les jeunots au sang chaud qui cherchaient querelles pour un oui ou pour un non à leurs congénères. Dans sa grande sagesse Yahvé a choisi d’épargner un vieillard. C’est à la condition que l’humanité soit placée sous l’autorité d’un vieux sage (même si celui-ci, il le prouvera après le déluge, était un bon vivant) qu’il a paru possible à Dieu de nouer une nouvelle alliance avec sa création.

Rien n’est plus éloigné de cette obsolète gérontocratie ante et même postdiluvienne que la nouvelle alliance promise par les humanitaires jusqu’au-boutistes qui ont organisé le rocambolesque enlèvement vers le France de quelque 103 enfants de la région tchado-soudanaise. Il n’est qu’à se rendre sur la page d’accueil du site de l’association pour comprendre que s’il n’y a qu’une lettre qui différencie Noé de Zoé, cette lettre marque le gouffre qui sépare notre monde infantocratique du patriarcat d’antan. Sur cette page d’une longueur raisonnable (puisqu’elle dépasse à peine la longueur d’un article moyen sur Agoravox, c’est dire !) on trouve 38 occurrences du mot « enfant ». C’est que l’Arche de Zoé est une association qui est en phase avec son époque. Non seulement elle aime les enfants par-dessus tout, mais encore elle pense qu’au nom du salut des enfants toutes les barrières, physiques, morales, juridiques doivent s’effacer. Avec l’Arche de Zoé, l’hybris cordicole atteint sa pleine mesure. La vision du monde de ces philanthropes sans peur et sans reproche est simple. Face à la corruption qui touche les génocidaires comme leurs complices (Chine, ONU, puissances occidentales démissionnaires et « ONG traditionnelles », rien que cela) il est urgent d’agir, n’importe comment, et à n’importe quel prix. En ces temps de catastrophes humanitaires et d’inaction aussi bien institutionnelle que divine, il convient de se substituer aux politiques et à Dieu pour choisir qui sera jugé digne de survivre au génocide en cours et de trouver sa place sur le nouvel Arche d’alliance.

Quand le vieux Dieu du judéo-christianisme choisissait prudemment de réunir sous la responsabilité d’un vieillard la diversité du monde et de ses espèces, les apprentis démiurges de l’Arche de Zoé décident hardiment de sauver la part de l’humanité dont la valeur surpasse à leurs yeux d’hypermodernes celle du reste de la race humaine, les enfants, rien que les enfants et (si possible) tous les enfants. La diversité du monde disparaît sous le visage de l’innocence absolue, de la victime parfaite, de l’angélique réceptacle de notre amour : l’enfant victime de génocide.

Si nous étions dans un conte de fées, ce pourrait être un conte de fées qui finit bien. Ils s’associèrent sans but lucratif et sauvèrent beaucoup d’enfants.

Mais malheureusement l’histoire ne s’arrête pas là. Car en déclarant l’absolue nécessité d’agir, les membres de cette association ont inventé sans le savoir une nouvelle forme de machiavélisme : le machiavélisme humanitaire. Machiavel justifiait l’homicide au nom de l’intérêt supérieur de l’Etat, de la necessità. Les humanitaires de l’Arche de Zoé justifient l’enlèvement d’enfants au nom de l’intérêt supérieur des bons sentiments. Il suffit d’écouter certains proches des membres de l’association qui défendent l’action de l’Arche de Zoé au nom de l’écho que celle-ci a trouvé dans les médias et du retour sur le devant de la scène médiatique de la question du Darfour que cela a occasionné. Au nom des enfants et des bons sentiments dont on les accable tout devient possible. La fin infantophile justifie les moyens criminels. Mais il est éthiquement impossible de dissocier la fin des moyens utilisés pour l’atteindre. Et c’est ainsi que dans l’opinion publique en France comme au Tchad, devant l’ignominie des moyens utilisés, on en vient à douter des fins avancées. Les accusations de pédophilie qui courent dans les journaux tchadiens à propos de l’association sont bien sûr infondées. Sur un plan strictement symbolique, on peut cependant avancer que le surinvestissement affectif dont font l’objet ces enfants confine à une idolâtrie dont l’intensité émotionnelle ne se trouve guère que dans la religion ou dans le sexe.