"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

31/05/2007

De la disparition des complexes et de Celui qui en est la Cause

Œdipe était roi et, chose étrange, il avait paraît-il un complexe. Ce complexe le gêna tant dans l’exercice de ses hautes fonctions qu’il fut contraint de démissionner, qu’il s’en creva les yeux, et dut se contenter par la suite de vagabonder un peu au hasard, boitant bas, en guenilles et sans papiers, jusqu’à ce qu’il se recycle au prix de sa vie en marabout guérisseur au profit des ennemis de son ancienne cité.
Selon les milieux bien informés, nos nouveaux dirigeants, sans doute bien informés eux-mêmes du sort peu enviable d’Œdipe par de très aware conseillers, se sont enfin débarrassés d’un vieux complexe qui, paraît-il, les occupait beaucoup jusqu’à il y a peu. Voilà qui laisse bien augurer de leur avenir, aussi bien politique que médical.
En effet, que feraient-ils d’un complexe dont il apparaît qu’il est plutôt handicapant à la lumière des préceptes contemporains de bonne gestion et de bonne santé ? Un manager moderne ne saurait souffrir d’être entravé dans son action, serait-ce par quelque chose d’aussi abstrait qu’un complexe. Car le complexé est un velléitaire qui ne saura adhérer pleinement à la culture du résultat, la seule qui vaille par les temps décoincés qui courent. C’est un hésitant, qui tournera sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler, un mollasson, qui y regardera à deux fois avant d’agir, bref un ringard qui a oublié de se mettre au diapason de l’époque désinhibée dans laquelle il devrait avoir le bonheur de vivre. En outre, le complexe nuit à la santé. Car le complexé doute. Il se demande s’il agit comme il faut, se soucie trop du regard des autres, et finit par s’en prendre à lui-même au lieu de s’en prendre aux autres, ce qui est la cause de son insomnie et de son eczéma.
Aucun doute n’est donc permis, la France, qui, tel le lapin blanc de Lewis Carroll, doit impérativement rattraper un énigmatique retard, n’a que faire de ces tocards qui par leurs scrupules ralentissent la nation sur le chemin des 3% de croissance.
Mais ici certains s’interrogent peut-être. A qui ou à quoi devions-nous ces fameux et hideux complexes qui empêchaient la vieille France de réussir ? Qui est le responsable de cette tare étrange ? Faut-il lui faire la peau ? Ou, à défaut, le passer en jugement ?
A la réflexion, force est de constater que nos complexes ne sont que l’incongru résidu d’une époque révolue, celle durant laquelle notre héritage grec et judéo-chrétien, en nous rappelant à nos limites, nous soumettait à une humiliation quotidienne. Aujourd’hui que tout est devenu possible, nous aurons sans doute du mal à le comprendre, mais il fut un temps où notre tradition avait le mauvais goût de nous enseigner notre finitude. De fait, l’entrée dans la civilisation judéo-chrétienne fut rendue possible, comme nous l’apprend Pascal qui s’inspire de Saint Chrysostome, par « l’ironie sanglante et sensible » de Dieu qui piqua l’homme vivement lorsque celui-ci, au jardin d’Eden, voulut devenir comme un dieu. Dieu se moqua et l’homme d’après la chute fut.
Mais avec l’avènement du temps des prides, le temps de notre humiliation est heureusement arrivé à son terme. Dieu est mort et, depuis, L’Homme-Dieu met les pieds sur la table. Peu importe que l’humanité décomplexée n’ait aucune manière, qu’elle se montre narcissique et arrogante, qu’elle n’ait aucun souci des formes anciennes qui lui permirent de ne pas s’entre-déchirer, il convient seulement qu’elle soit débarrassée de son humiliant complexe dont la source se trouve dans le rire de Dieu à ses dépens (voir à ce sujet le magnifique avant-propos de l’ouvrage de Philippe Muray, Minimum Respect, Les Belles Lettres, 2003).
Puisque nous sommes résolument et librement entrés dans le post-christianisme, il convient donc que nos dirigeants nous accompagnent dans ce lumineux paradis d’après l’humiliation.
Contrairement à Œdipe, Sarkozy et Fillon se feront une fierté de régner décomplexés, débarrassés de vieux oripeaux nommés scrupules et prudence. Sans hésiter, à la manière simple et sans façons qui est la leur, ils ont abandonné ce vieil attribut du pouvoir et se sont lancés en petites foulées à la poursuite d’un avenir radieux, à jamais sans tache et sans complexe, et qui n’adviendra jamais assez tôt pour eux, ni pour nous.