"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

20/10/2010

Un même asile égal et fraternel

A propos de La Carte et le territoire, de Michel Houellebecq

Le charme qui se dégage de La Carte et le territoire, le roman de Michel Houellebecq, doit beaucoup, je crois, à la présence dans cette œuvre et dans nos esprits du « territoire » dont il est question, c’est-à-dire de ce vieux pays qu’on appelle la France, présence à la fois constante et impossible.
Sur le chemin de retour de mes vacances, prises en même temps que la majorité de mes compatriotes, au mois d’août, j’ai eu le sentiment en regagnant ma banlieue, c’est-à-dire ce nulle part dont les ordinateurs et les autres machines nous arrachent sans effort, de quitter à la fois la province et mon pays lui-même. En laissant sur le côté de certaines  routes nationales  que j’empruntais cet été ces restaurants abandonnés aux quatre vents, ces antiques routiers qui tombent en ruine (chaises en plastique vert renversées, tables Formica retournées, peintures écaillées, vitres brisées, parking désert, pancartes obsolètes et menaçantes), délaissés tout autant par les gens du coin qui préfèrent le confort rassurant offert par le centre commercial régional dans lequel ils s’amassent le week-end, que par les automobilistes de passage qui foncent vers l’autoroute et les restoroutes qui l’agrémentent avec une régularité d’horloge suisse, je fus submergé par le sentiment coupable d’abandonner la France, je veux dire ce vieux pays depuis longtemps disparu dont je ne sais s’il existe encore dans mes souvenirs ou si c’est seulement mon imagination qui trouve dans ma mélancolie l’amer matériau dont je façonne des chimères.
Ce que je sais cependant, c’est que le ravissement esthétique éprouvé par Jed Martin, le personnage principal de La Carte et le territoire, alors qu’il empruntait l’A20, « une des plus belles autoroutes de France », en chemin vers la Creuse, pour y assister, en compagnie de son père,  à l’enterrement de sa grand-mère, m’est familier. Ce ravissement qui le saisit alors qu’il contemplait une carte Michelin 1/150 000 de la Creuse, Haute-Vienne, fut aussi le mien bien souvent lorsque je m’abimais comme tant d’autres de mes contemporains sans doute dans la contemplation fascinée de représentations idéales de petits morceaux de mon pays. La carte, nous dit Houellebecq, mêle l’essence de la modernité, de l’appréhension scientifique et technique du monde, et celle de la vie animale. Elle nous donne accès à une richesse d’émotion et de sens sans égal et nous permet de sentir « la palpitation, l’appel de dizaines de vies humaines, de dizaines ou de centaines d’âmes – les unes promises à la damnation, les autres à la vie éternelle. »
La carte se veut à la fois la représentation la plus fidèle et la plus pratique possible de la réalité. Avec la carte routière, il faut que le lien qu’établit notre esprit entre la carte et le territoire soit le plus solide et le plus évident possible. La carte, grâce non seulement à une légende facile à lire, mais aussi grâce aux recours à des codes implicites que l’on suppose présent chez le lecteur, vise à rendre le plus lisible possible le monde dans lequel il faut s’orienter. Cette lisibilité du monde, je crois que cela pourrait constituer pour Houellebecq et pour d’autres sans doute l’objectif par excellence du roman. Grâce au roman, le monde devient plus lisible et il devient plus facile de s’y orienter, peut-être même d’y trouver un sens.
Représentée sur une carte,  représentée dans ce roman, la France elle-même, la France éternelle des champs et des Eglises, notre vieille terre charnelle, semble parfois revivre d’une vie harmonieuse. Harmonieuse, mais (parce que ?) plus tout à fait humaine. Dans sa muséification touristique, la France éternelle chère à Jean-Pierre Pernaut entre dans le repos de la vie éternelle. Cette vie éternelle est précisément conçue comme l’actualisation d’une utopie, celle de l’identité parfaite de la carte et du territoire. L’endroit (cet autre nulle part, l’envers exact de la banlieue) où la carte et le territoire se confondent est  le lieu quintessentiel de l’utopie. Ce lieu est figuré dans le roman sous la forme d’une photographie d’une partie du terroir français prise « exactement à la verticale », « sans effet d’éclairage ni de perspective», celle justement qu’a choisi d’acheter Jean-Pierre Pernaut, parmi d’autres œuvres de Jed Martin. Le territoire lui-même apparaît comme une perfection égalitaire de taches de différentes couleurs harmonieusement et symétriquement réparties. Dans un rapport idéal de la carte et du territoire, la photographie suscite chez le spectateur le même effet que la « présence de la réalité concrète », « équilibre, harmonie paisible ». Lorsque le hiatus entre la carte et le territoire disparaît, c’est l’angoisse consubstantielle à l’humanité qui semble disparaitre elle aussi. La séparation du mot et de la chose, de l’idéal et de la réalité paraît se résorber dans la réunion de ce qui était séparé. Voilà ici l’orientation, le sens abstrait que nous offrent la carte, et les sens (je veux dire les cinq sens concrets qui permettent l’appréhension du monde) grâce auxquels nous pouvons dire nôtre le territoire (à mille lieux des abstractions numériques), enfin réunis, la carte et le territoire. Ainsi la photographie d’un paysage du Nord de la France apparaît comme l’actualisation d’une utopie éminemment politique : celle de l’égalité absolue et de la réunion conséquente de ce qui était séparé : la réconciliation générale et post-historique de l’humanité avec elle-même. Après le conflit et la séparation, la France charnelle devient enfin pour tous « un même asile égal et fraternel (Péguy)».
 Le désir d’amour et d’éternité traverse toute l’œuvre de Houellebecq. La vieillesse et la mort, la périssabilité de la chair humaine, la fugacité ou le mirage de l’amour, les atroces tortures du désir constituent le cœur douloureux de la tragédie de la condition de l’animal humain. Dans deux de ses romans au moins, Les Particules élémentaires et La Possibilité d’une île, Houellebecq met en scène la sortie de l’humanité par l’humanité. Surenchérissant sur les utopies modernes, Houellebecq rêve d’un monde dans lequel l’homme s’affranchirait à jamais de la condition humaine et de ses limites. Chez Houellebecq le désir est compris comme le signe infiniment douloureux de notre inachèvement. Eternellement séparé de l’objet de son désir, l’homme est un animal souffrant. La souffrance humaine est en outre redoublée chez certains par les défaites qu’ils subissent dans le domaine amoureux qui est devenu à l’époque contemporaine un nouveau théâtre d’opération de la guerre larvée de tous contre tous qu’institue le capitalisme.
L’amour apparaît chez Houellebecq comme dans le Banquet de Platon (où Héphaïstos propose aux amoureux de « les fondre et de les souder ensemble ») ou dans le christianisme lui-même (« les deux deviendront une seule chair ») comme la négation du désir, le moment éternel où la marque de la séparation qu’est le désir est définitivement abolie. Mais dans le christianisme, la réunion à venir dans le Christ des corps des fidèles n’est qu’une promesse ou qu’un aspect de notre vie terrestre marquée, à la suite du péché originel par la séparation de Dieu d’avec sa créature.
Les Particules élémentaires et La Possibilité d’une île narraient le projet plus ou moins réussi de réparation du monde par la science et ses applications technologiques. Dans Les Particules élémentaires, notamment, l’humanité était décrite comme une espèce « à peine différente du singe »,  « torturée, contradictoire, individualiste et querelleuse (…) mais qui ne cessa jamais de croire à la bonté et à l’amour ». C’est grâce à sa foi en l’amour que l’humanité pourra dépasser sa condition et faire advenir une nouvelle espèce qui se qualifie elle-même « -sur un mode, il est vrai légèrement humoristique » du nom de « dieux » qui a tant fait rêver la vieille humanité.
Que reste-t-il, douze ans après Les Particules élémentaires, du projet houellebecqien de surpassement technologique de l’humanité par elle-même ? Apparemment pas grand-chose. L’art de Jed Martin est marqué par une intense nostalgie pour un monde qui disparait, celui du contrôle technologique du monde. L’orgueilleuse ambition  des Particules semble faire place à un projet plus modeste : rendre compte du monde, tout en laissant ouverte la possibilité d’un avenir humain, c’est-à-dire dans les circonstances qui sont les nôtres, à nous autres héritiers ingrats de la France et de sa culture, qu’il me soit permis de conclure ainsi, un avenir français et chrétien.