"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

14/10/2009

A l’ère de l’unanime onanisme


Alain Finkielkraut nous a donné avec Un Coeur intelligent, un magnifique exemple de lecture du monde contemporain à la lumière de la littérature. Je voudrais tenter ici le même exercice grâce à l’ouvrage publié il y a quelque mois par Benoît Duteurtre, Ballets roses, qui, en même temps qu’il retrace fidèlement un célèbre fait divers de la fin des années cinquante mettant en scène André Le Troquer, le faiseur de roi de la quatrième république accusé au début de la cinquième de pédophilie, se livre à une méditation aussi discrète que subtile sur la sombre nature du désir humain.

De façon apparemment paradoxale, Benoît Duteurtre se met lui-même en scène dans le cadre d’un fait divers qui se produisit avant sa naissance. Ainsi, au cours de ses recherches, Duteurtre s’identifie implicitement à ces retraités « à la recherche de renseignements sur leurs trisaïeux (p.65) ». Lui aussi en effet est « à la recherche de renseignements » sur son trisaïeul, le Président René Cotty, à l’occasion de la rédaction de son ouvrage. René Cotty n’est pourtant dans l’histoire que raconte Benoît Duteurtre, et dans l’Histoire tout court, qu’un personnage secondaire, celui qui, par sens du devoir, et avec une pointe de ressentiment que Benoît Duteurtre n’élude pas, cède sa place à plus grand que lui. Le modèle de Benoît Duteutre, c’est donc un aïeul certes prestigieux, mais qui entre dans l’histoire par un geste politique paradoxal, puisque c’est celui de l’effacement. Il en va de même pour Benoît Duteurtre. L’auteur est absent de l’histoire qu’il raconte, puisqu’elle est consacrée à une époque qui précède sa naissance, comme l’auteur le souligne lui-même à plusieurs reprises, notamment à la toute dernière ligne de son récit. Mais c’est ce douloureux sentiment d’absence, de ne pas être au cœur des choses, qui motive le récit.


Ainsi, l’auteur ne peut prendre une place dans son propre récit que de façon périphérique, en temps que simple observateur. C’est en effet par une «dérogation » (le titre du chapitre IV) que Benoît Duteurtre se voit accordé le droit « de plonger le nez dans une affaire un peu louche (p.70) ». Si, de façon significative, l’obtention de cette « fameuse « dérogation » » est facilitée par son statut d’écrivain relativement connu que lui reconnait une commissaire de police cultivée, cette reconnaissance est signalée par l’auteur sur un modèle discrètement ironique. « Comment, vous ne connaissez par Benoît Duteurtre ? » s’exclame à l’attention d’un subordonné moins cultivé qu’elle la commissaire de police qui ouvrira les archives secrètes du dossier à l’auteur. Mais cette exclamation n’est pas sans rappeler celle, plus cocasse encore, de Mme Verdurin dans la Recherche, « Comment, vous ne connaissez pas le fameux Brichot ? ». Ce n’est qu’accompagné par le sentiment de bénéficier d’une dérogation imméritée que l’on devrait éprouver celui de toucher au cœur des choses. Nous sommes des étrangers à notre propre histoire. L’humanité ne comprend pas ce qui lui arrive. C’est une illusion prétentieuse et mortifère propre à la néo-humanité contemporaine qui la pousse, à coup de googlelisation et autres recherches approfondies (sur Internet), à se croire dépositaire de la vérité des êtres et de la réalité des choses.

Benoît Duteurtre, lorsqu’il médite sur les turpitudes d’André le Troquer, fait appel à François Mauriac qui, lorsqu’il commentait lui-même ce fait divers, parlait de l’imagination comme du pire des crimes. La plupart d’entre nous n’ont heureusement pas les moyens de réaliser ce qu’ils imaginent. « Les ballets dont ils s’enchantent se déroulent sur un écran invisible », écrivait à ce propos l’écrivain catholique. Cet écran invisible est devenu par la grâce ou la disgrâce d’internet parfaitement visible. Voilà une différence avec l’époque dont nous parle Benoît Duteurtre. Nous avons aujourd’hui tout le loisir d’obtenir la confirmation des horreurs que nous prêtons à tort ou à raison aux puissants sur les innombrables pages stockées derrière les innombrables écrans qui nous sont devenus indispensables. Et c’est ainsi que ceux qui réalisent les désirs que nous nous contentons d’imaginer méritent notre opprobre deux fois : parce qu’ils réalisent ce que nous nous contentons d’imaginer, et parce qu’ils réalisent ce qui est interdit.

Il y a une horreur du voyeurisme dans le récit de Benoît Duteurtre, et pourtant ce voyeurisme constitue l’objet même du récit. Comment en serions-nous indemnes nous qui commentons et disséquons les moindres paroles, les moindres écrits, et surtout les actes, réels ou supposés, des protagonistes des affaires qui nous occupent en ce moment, en nous érigeant, souvent en toute bonne conscience, en juges de nos semblables. "Qui t’a fait juge ? " Une ancienne et excellente question, me semblet-il, que plus personne ne veut entendre.

Du point de vue de la satisfaction de notre voyeurisme, l’ouvrage de Benoît Duteurtre est très décevant, et il faut lui préférer l’arène où sont mis en scène les faits divers du jour. Car ce ne sont pas les « crimes » eux-mêmes qui intéressent Benoît Duteurtre, « des moments sexuels ternes où le vieillard se donne du plaisir en observant les ébats des autres (p.121 )», mais le regard que nous posons sur eux. Non seulement parce que, aujourd’hui comme hier, le voyeurisme est l'autre nom de l’intérêt que portent les foules aux turpitudes des puissants, mais aussi parce que, au fond, ce voyeurisme ne touche pas seulement ces foules mais aussi les puissants eux-mêmes, et à ce titre, sans doute, révèle quelque chose sur l’essence même du désir.

Le désir est le sentiment d’un manque. « Tout désir est désir d’être », tout désir est désir de résider au cœur des choses. Mais cette volonté d’habiter l’essence même des phénomènes est toujours déçue. La description «clinique» de l’affaire par le juge que retranscrit pour nous Benoît Duteurtre le prouve. Les turpitudes de Le Troquer, qui était celui qui résidait au cœur même du pouvoir, celui qui dominait la toute-puissante assemblée pendant la IVe République, celui qui faisait et défaisait les gouvernements, se réduisent à un voyeurisme masturbatoire de l’espèce la plus commune. Voilà le pauvre réel : le roi du monde est un « exclu » de la scène fondatrice, un pauvre être désirant, séparé des objets qu’il convoite. Avec cela, « tout est dit ou presque de la triste réalité (p.155) ». Cette « triste réalité », et le voile que l’on pose sur elle pour lui préférer des fables flamboyantes, c’est ce qui intéresse la littérature, mais c’est ce que refusent de voir les foules désinhibées de l’ère Internet. Ce que la foule imagine des frasques sexuelles des puissants, ce n’est que cela, un voyeurisme redoublé, une façon d’épier les actes de d’autrui, de se masturber avec les obscénités que l’on a soi-même tracées sur l’écran.

Quand nous voudrions établir des frontières étanches entre ceux qui habitent pleinement la réalité, et qui pour cela sont l’objet de notre ressentiment et de notre vertueuse indignation, et ceux qui, pauvres gens du peuple séparés de leurs désirs, sont toujours en peine d’étreindre la réalité (par manque de moyens ou par soumission à la loi commune), Benoît Duteurtre nous révèle la réalité du désir pour ce qu’elle est, une excitation vaine de l’esprit, un «trouble déraisonnable de la conscience (p.168)». Le désir est spirituel avant d’être corporel. Satan est un esprit, il n’a pas de corps; Merlu, l’âme damnée de Le Troquer est appelé un Mephisto (p.170). Il ne faut pas s’étonner que les sombres désirs de la modernité s’étalent aujourd’hui sur les écrans ectoplasmiques d’Internet et de la télévision. Notre époque hypermoderne est aussi un abandon de la dimension charnelle de l’existence. Le Troquer est moins esclave de ses instincts corporels que de « l’abstraction de ses désirs » qui l’emportent dans un monde tyrannique, loin de la réalité et de la «présence réelle (p.177)» des nymphettes dont il se sert. C’est cela le crime au fond, l’oubli de la « présence réelle » des gens dont on use ou que l’on lynche sur Internet. Ce n’est pas le corps le coupable, mais une désincarnation du désir, une pure imagination qui nous coupe de la matérialité du monde.

Lorsque nous nous laissons aller aux délices masturbatoires de la persécution collective en alimentant cette hargneuse machine à fantasmes virtuels qu’est devenu Internet, nous sombrons exactement dans les mêmes péchés que Le Troquer il y a cinquante ans.