Que faire de mes mains ? N’est-ce pas une question qui hante l’Humanité depuis la nuit des temps ? Lorsqu’il s’est relevé l’animal humain a libéré une puissance presque divine puisqu’il pût bientôt saisir et manipuler le monde à sa guise, et consommer ce que naguère encore il n’aurait jamais pensé pouvoir consommer.
« La femme vit que l’arbre était bon à manger et séduisant à voir, et qu’il était, cet arbre, désirable pour acquérir le discernement. Elle prit de son fruit et mangea ».
Ce fut la première faute de l’Humanité aux yeux de Dieu et, surtout peut-être, aux yeux de l’Humanité elle-même. L’Homme et
Vers le début du XXe siècle en Occident, l’Humanité est progressivement et rapidement sortie de sa condition paysanne.
Et les mains dans tout ça ? Que va-t-on en faire maintenant qu’il n’est plus nécessaire de les plonger dans la glaise ? Je me tiens aujourd'hui sur la place publique, debout et tellement fier de n’être plus le péquenot qu’était encore hier mon vieux père. Ma tête est droite, mes yeux ne sont plus tournés vers le sol, la glaise a heureusement disparue sous le bitume. Mais comment vais-je occuper mes mains autrefois maudites ? J’ai pas l’air un peu con, par hasard, perdu au milieu de la foule des affranchis, les bras ballants, le regard vide? Que faire de ces deux pognes inutiles ? Vais-je enfin les tendre vers le ciel dans une supplique ardente pour sauver mon âme ? Je plaisante. Vais-je soulever des altères ? Faire des pompes ? Jouer au tennis ? Me masturber ? Comme ça, au milieu de tout le monde ?
Commençons par fumer une clope et lire le journal. La généralisation de l’usage du tabac et de la lecture des journaux, comme une conséquence de la fin de l’agriculture ? Et pourquoi pas ? Ne vous êtes-vous jamais vu allumer une cigarette sous le regard d’autrui, seulement pour vous donner une contenance, pour occuper vos mains désœuvrées? Ne vous êtes-vous jamais vu acheter, ouvrir, serrer nerveusement, et même, plus rarement sans doute, lire un journal, seulement dans le but de ne pas laisser votre regard errer, pour ne pas laisser vos mains dangereusement inoccupées, honteusement disponibles, se déployer sans but sur la table d’un café ? Mais l’usage de la cigarette et du journal était un mode de gestion de l’épineux problème ontologique posé par nos mains fort imparfait. La première tue souvent, et le second rend bête parfois. Il fallait trouver autre chose. Et voilà qu’ont déboulées les machines : baladeurs, téléphones portables, ordinateurs. Les mains plus jamais vides, le regard plus jamais creux, les oreilles toujours bouchées. Donne-nous aujourd’hui nos octets quotidiens. La post-humanité veut paraître toujours concentrée, toujours occupée ailleurs. Tout plutôt que d’être là tout simplement, ici et maintenant, paumes ouvertes, inutile et disponible pour autrui et le Seigneur. Il n’y a qu’à la messe qu’on ouvre les mains pour recevoir (le Christ) plutôt que pour s’approprier (le monde). Il faut toujours tripoter, toujours toucher, toujours manger les fruits de l’Arbre internetique de la connaissance virtuelle. Je consomme et j’avale le monde grâce aux machines. Je tapote mon clavier et je stocke. Je manipule ma souris, le monde est enfin devenu aussi malléable que je l’avais toujours désiré !
Tout m’est possible dans le monde virtuel. Mes mains s’approprient et même façonnent ce monde à ma guise. Je ne vois, n’entends et ne fais que ce qui me plait. La promesse du Serpent, que l’Humanité n’avait bien sûr jamais oubliée, paraît s’accomplir enfin. Nous voici comme des dieux ! Plus besoin de clopes, plus besoins de journaux pour masquer notre misère spirituelle. Voilà comment ces deux passe-temps disparaissent du paysage de nos villes en même temps que nous paraissons enfin, grâce aux machines, triompher des limites de notre condition même.
Mais voilà aussi que parmi les rires et les chants, j’entends des dents qui grincent et des gémissements. La peine et la souffrance au pays joyeux des enfants heureux ? Comment est-ce possible ?
Devant mon écran, du plus profond de mon sommeil spirituel, j’entends maintenant le Serpent qui me susurre d’une douce voix discrètement triomphante, « Homme, qu’as-tu fait du don de l’Incarnation ? ».
(1) Oui sans doute, mais où ?
(2) Oui sans doute, mais où ?
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