"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

11/04/2012

Prière à mon corps

Qu'est-ce au fond qu'Internet, sinon la disparition des corps, la disparition de la présence concrète, lourde, terreuse, des choses et des gens? Cette disparition est le signe et l'achèvement d'un long processus qui pourrait décrire celui de la modernité. Il faut croire que la prière qui suit et que l'on doit à Marie Noël, discrète et géniale poétesse catholique, aura été vaine. Nous ne croyons plus à l'âme en général, mais nous croyons à notre âme en particulier, cette petite chose tyrannique qui s'impose à nous avec plus de poids que l'objet le plus lourd. C'est mon âme qui sait qui je suis, mieux que mon corps dont la présence réelle n'est qu'une incongruité embarrassante. Grâce à la technique, qu'elle soit chirurgicale ou numérique, mon âme modèle mon corps, elle en fait une pure apparence "qui me correspond". Ce qui est là, l'épaisse présence des choses, se mue en donné -en données- à remodeler, à effacer. Plus rien ne s'impose à nous, et surtout pas notre corps naturel, toujours trop lourd, trop imparfait pour nous, pour ce que nous appelons nous, cette partie de nous d'autant plus évanescente qu'elle n'est plus liée à Dieu, notre âme. Comme Internet, nos "modèles" de magazines, outre qu'ils se ressemblent tous (nous modelons notre corps selon notre caprice, mais à la variété infinie des corps que nous devons à la nature ou à Dieu, succède les clones dont accouche le caprice monotone de l'homme), manifestent eux-aussi, dans leur maigreur terrifiante, cette désincarnation finale et programmatique de l'humanité.  


"O mon corps, tant que tu pourras, garde-moi de mon âme.
Ne meurs pas, sois vivant, ne m'abandonne pas à elle seule.
Ne défaille pas, sois fort pour la tenir liée, enfermée, l'empêcher de me nuire. 
Mange, bois, engraisse, sois épais afin qu'elle me soit moins aiguë.
Protège-moi contre elle tant que tu pourras. Défends-moi de toute ta substance, de tout ton poids, de toute la terre qui te tient aux pieds. Sauve-moi d'elle!"