"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

18/01/2011

Sandwich poulet-crudités, trois euros cinquante

Un homme grand et svelte me précède dans la queue de cette petite boulangerie de quartier où j’ai mes habitudes. Comme chaque jour à l’heure du déjeuner, les sandwichs soigneusement préparés pour nourrir la foule des usagers d’ordinateurs qui peuplent les bureaux et les habitations alentour s’empilent en un vaste tas. Une image désagréable me vient. Voilà que se matérialise sous mes yeux les gens à qui ces sandwichs sont destinés. Je vois soudainement les dizaines de bouches à l’œuvre, en train de mastiquer, puis les mains tirant sur les sandwichs, puis les bouches à nouveau à l’œuvre. Dans une irritante placidité de ruminant chacun paraît certain de finir son encas sans que personne ne le lui dispute. A chacun selon ses besoins. Aucune nervosité de prédateur n’est perceptible, aucune agressivité de charognard. C’est le calme des bovidés broutant une immense prairie. Chacun est bien certain qu’il a raison d’être là, la bouche pleine, le regard repu.

L’image s’efface quand j’entends le boulanger interpeller mon concitoyen. Et pour Monsieur, qu’est-ce que ce sera ? Je me rends compte que « Monsieur » a mis la tenue règlementaire des bobos : lunettes à grosse monture en plastique noir, barbe de trois jours, costume soigneusement négligé. J’ai presque la même, même si j’ai l’impression qu’il me manque toujours un je-ne-sais-quoi pour faire vraiment partie du club. D’un ton à peine poli, voilà qu’il exige un « poulet-crudités, une tarte-citron, et une bouteille de San Pellegrino 50cl». A quel point il va de soi qu’il obtiendra ce qu’il veut, c’est ce que j’aimerais faire entendre dans la tonalité un peu trop haute, à la fois distante et guillerette qu’il adopte pour exiger son dû. On sent le type habitué à commander, sinon autrui, au moins son déjeuner. Une bouffée de haine qui me paraît parfaitement irrationnelle m’envahit. J’essaierai plus tard de la comprendre : maintenant. Le type tire ensuite de son portefeuille un billet de dix euros, puis impavide se saisit sans hâte de ce que l’artisan lui tend : monnaie et victuailles.

Cet homme, vraisemblablement incapable de rien faire de ses mains, sinon tirer sur un sandwich poulet-crudités et tapoter sur son ordinateur, sort satisfait, aucunement conscient « du saut périlleux », non pas de la marchandise, mais de la monnaie auquel son interlocuteur a consenti au cours de cette infime transaction. Est-il vraiment certain, cet anonyme parisien, qu’il obtiendra toujours - contre les quelques milliers d’euros qu’il accumule chaque mois grâce à une occupation d’une froide abstraction qui n’a aucun lien avec le poulet, les carottes et le pain qu’il va consommer sans y penser- de quoi manger, de quoi se vêtir, de quoi se loger, et de quoi prendre soin de son hypothétique famille ?

Voilà la source, peut-être, de notre malaise actuel. Marx décrivait dans Le Capital « le saut périlleux de la marchandise » que représente le travail social, lorsque le travailleur consacre ses efforts à fabriquer un bien dont il n’est pas sûr qu’il trouve preneur. Je crois que c’est l’inverse aujourd’hui qui est vrai avec cet euro désincarné qui nous sert de monnaie. Le saut périlleux, c’est celui qui accepte ces « euros » qui l’effectue. Les deux faces du billet qu’il brandit en direction de l’artisan tôt levé et tard couché devraient à elles seules faire douter le gazier de la possibilité d’obtenir ce qu’il exige si tranquillement. D’un côté, une sorte d’arche qui ressemble vaguement à un portail d’église romane, mais un portail qui ouvre sur le grand vide. De l’autre un pont de pierre lui aussi vaguement romain qui a été posé là, arbitrairement là, entre le rien et le rien du tout. Le pur geste de l’ouverture. Impossible de ne pas y voir un acte manqué chez les fondateurs de la monnaie unique. Les vieux portails ne sont plus des portails d’église mais seulement des portails en soi, qui existent pour eux-mêmes, c’est-à-dire pour rien du tout, posés là en apesanteur. Portails qui ouvrent sur le vide, ponts qui relient le zéro à l’indéfini. « Des monuments virtuels pour une Europe virtuelle », disait Régis Debray. Qu’est-ce que cette monnaie adossée au rien du tout qu’est l’Europe d’aujourd’hui ? Et qu’est-ce que nous sommes, nous, êtres profondément désincarnés, tout entier tournés vers les écrans, numérisés, dégagés de toute forme de réalité concrète autre que celle de notre évacuation par la sortie de secours de la technologie loin de ce vieux monde trop lourd et trop là.

Mais n’oublions pas trop vite que nous n’existons que par ce « sandwich poulet-crudités » ingurgité chaque jour sans y penser. Imagine-t-on seulement ce que sa fabrication exige concrètement de savoir-faire, de coopération entre êtres humains, et de présence au monde pour arriver jusqu’à nos bouches? Non, car de plus en plus les « process de production » se dissolvent dans une abstraction qui les éloigne de ceux qui les pensent et de ceux qui les exécutent. Non, car la reconnaissance de notre dépendance à l’égard du travail d’autrui ruinerait l’image valorisante que le capitalisme a construit de nous-mêmes, « consommateurs » exigeants et éclairés, forts de notre « pouvoir d’achat » et de notre « conscience de citoyen » pour influer sur la marche du monde. Une fiction qui serait profondément comique si elle était moins délétère. Cette immense dépossession symbolique risque de nous transformer un jour, de placides bovins carnivores que nous sommes aujourd’hui, en féroces charognards qui nous disputerons le cadavre d’un monde sur lequel nous n’aurons plus aucune prise.








10/01/2011

Mon Dieu permettez-moi de voir

Mon Dieu permettez-moi de voir
Ce qu’en mon dégoût je ne vois
Votre Création en sa splendeur
Etait donnée pour notre joie
Depuis longtemps un insecte
Marche dans ma tête
C’est son extermination que je projette
Par tous les moyens techniques
Mis à ma disposition
Par mon hypermarché
Mon esprit pur m’enlève dans des nuées
Loin des âmes infimes
En une assomption diabolique
Ma chair est pâle et abimée
Par le vieux péché d’Adam
La disparition planifiée de votre Création
Moi aussi je l’ai voulue
Aujourd’hui la honte me rougit le front
Elle m’emplit d’un regret amer
De ne savoir aimer
Et de ne savoir admirer
Dans leur fragilité
L’humble fourmi, le méprisable cancrelat et le ver dérisoire
Qui vont par leurs chemins secrets
Qui fourmillent dans la sombre lueur de la civilisation
Qui grouillent et qui rampent
Qui mangent la vieille chair
De l’auguste animal
Et nuisent à la dignité
De ce qui est
De ce que nous sommes
Mon dégoût est l’exacte mesure
De l’ampleur de mon impuissance
Et de mon incapacité à célébrer
La beauté de ce que Vous avez voulu
L’humanité tout entière dégoûtée
D’elle-même et de ce qui est
Trouve un refuge dans l’Internet
Sort de l’Incarnation
Voit la vie comme un virus
Qu’il faut exterminer
Pour plus de sécurité

Pour plus précautionner
Dans la Création un m s’est incrusté
Crémation
Comme un amour subverti
Déclaré d’intérêt public
Sponsorisé
Eucharistie obligatoire
Amour officiel incrusté dans la Création
Comme un trognon de pomme

Dans notre carapace technologique
Car tout est consommé
Et le fruit défendu n'est plus qu'un déchet
Non recyclable
La Création est devenue
Un spectacle hideux
D’horreur et de pornographie
Orgie de marchandise
Consommation du monde
Consumation du monde
La crémation elle-même subvertie
Celle du corps
Et non celle des péchés
Voici le feu divin
Entretenu par le diable
Création/crémation
J’m/j’m pas
Le jeu de mot est notre accès au monde
Dégradé et obscène
Loin de votre amour véritable
Mon Dieu si ma mort approche
Si mon corps si lourd
Se fait si léger
S’il est déjà poussière avant d’y retourner
Ecoutez-moi
Et permettez-moi d'entendre et de voir


Vos créatures
Et Sainte Marie
Douce mère de Celui à qui
Toute chair doit retourner
Faites qu’en ma légèreté
Me soit donné
Ce que je n’ai su mériter
Par ma vertu vacillante et mes œuvres fragiles
Par ma prière discordante

Que la grâce infinie de votre Fils
Me rende l’usage véritable
De chacun de mes sens
La vue, l’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher
Afin qu’ici-bas je loue comme je le dois
La splendeur éternelle
De la Création

03/01/2011

L'ombre noire de la paternité


A propos de Sukkwan Island, de David Vann.


L’interrogation  qui traverse Sukkwan Island, le fascinant et trop bref premier roman de David Vann est d’une simplicité biblique : qu’est-ce qu’un père ?  
Roy quitte sa famille (mère, sœur) pour rejoindre son père divorcé (divorcé de la mère de Roy, puis séparé de sa seconde épouse) et vivre avec lui dans une cabane sur une île perdue du sud de l’Alaska. Pendant un an, ils seront seuls sur l’île, tirant de la nature qui les entoure leurs ressources. Ensemble, sur un pied d’égalité parfaite, le père et le fils tenteront de survivre dans des conditions extrêmes d’isolement. Cet isolement bien réel, celui qui marque la vie solitaire sur une île loin de la civilisation, est aussi un isolement symbolique : c’est le monde concret et banal de Roy -celui des femmes et des amis, de la société de tous les jours, de la vie au quotidien qui n’a nul besoin d’un père pour se dérouler normalement - qui est ainsi mis à distance par l’ouverture brutale d’une parenthèse dans sa vie. Cette parenthèse que le fils choisit de vivre (que le fils doit choisir de vivre, selon la loi d’airain de la mère), doit permettre la mise en place d’une relation durable entre le fils et le père. C’est la nouvelle loi du monde : hors de la volonté de l’enfant-Roy, le père en tant que père n’existe pas. Il est comme créé dans sa paternité par la seule volonté du fils.
Au centre du monde, la mère et son fils, en marge du monde, isolé du monde, le père. Le père déchu de sa centralité, le père superfétatoire, le père marginal. Ce père-là est sempiternellement désolé, et sempiternellement désolé d’être désolé. Son existence est une éternelle contrition, une éternelle et insupportable pénitence aux yeux exaspérés du fils. Ce père-là ne protège de rien, il est l’inquiétude même : il troue les toits à coups de Magnum. 44, les effondre en y mettant le feu, disparaît brusquement au détour d’un chemin escarpé...Dans le monde d’après le père, c’est le fils seul qui doit justifier le père. Délaissé par le monde concret des femmes, le père ne dépend plus pour attester de la réalité de son existence que du regard et de l’approbation du fils. L’homme en lui-même n’est rien : c’est ainsi que le père décrit au fils sa condition d’homme. « Ecoute, dit son père. L’homme n’est qu’un appendice de la femme. La femme est entière, elle n’a pas besoin de l’homme. Mais l’homme a besoin d’elle. Alors c’est elle qui décide. C’est pour cela que les règles n’ont aucun sens et qu’elles changent sans cesse. On ne les établit pas ensemble. Je ne suis pas sûr que ce soit vrai, fit Roy. »
En quelques phrases, le paradoxe infernal du monde qui est le nôtre. Le père décrit sa propre déchéance, mais il le fait en prétendant convaincre son fils. Il veut donc que sa parole fasse autorité alors que dans sa substance même elle nie cette autorité. De même, le père met la femme en position d’autorité, tout en niant que les règles féminines soient intelligibles.  Le fils est pris dans une double contrainte mortifère. Dans les deux cas, l’autorité dont il aurait tant besoin est sapée à la base. « Je ne suis pas sûr que ce soit vrai ». La merveilleuse ambigüité de cette phrase donne toute l’ampleur du désarroi du fils. Qu’il donne raison ou qu’il contredise le père, le fils ne se sortira pas d’un cercle infernal. Le père donne ses raisons, mais c’est le fils qui rend son jugement final, qui dispose de la légitimité ultime pour juger de la validité de la parole du père. Cette légitimité est trop lourde à porter pour les frêles épaules du fils.   Donner raison au père, ce serait tout ensemble le rétablir et le déchoir de son autorité. Le contredire, ce serait de même nier et affirmer l’autorité du père dans un même mouvement. L’indécidabilité est le seul horizon du fils. Comment en sortir ? Par la décision (du latin decidere qui signifie couper, trancher) la plus radicale qui soit.
En pensant à mon propre père disparu, à la douceur de sa voix que j’ai si peu écoutée de son vivant, rien ne me semble plus bouleversant que cette mise en forme romanesque de la fragilité de la figure du père.  Cette fragilité, c’est paradoxalement encore un poids insoutenable qui pèse sur les épaules du fils. Elles ne le soutiendront pas … Car très logiquement dans une perspective aussi noire, la seule chose qui se transmet entre le père et le fils c’est la disparition, l’évanescence à la fois de leur relation et de leur présence respective l’un à l’autre : la mort volontaire. Le suicide comme seul objet de transmission, voilà le paradoxe ultime de ce roman. Comment ne pas voir que le suicide du père, c’est la négation même de la possibilité de la transmission, de la possibilité qu’un sens soit donné au fils (et au monde) par le père. Et c’est cette négation même qui devient l’objet de la transmission. Mais en choisissant de disparaître à la place de son père,  le fils donne aussi brusquement la possibilité au père d’exister un temps en lui-même, en dehors de l’impossible justification par le fils. En passant : la mort du fils comme possibilité du sens, c’est bien sûr le drame éternel de la scène occidentale (la « bonne nouvelle »), possibilité qui semble ici annulée par l’absence de l’hypothèse même de la Résurrection. Il n’est reste pas moins que ce « retrait » du fils, c’est l’acte créateur par lequel l’ego de l’enfant-Roy s’efface brutalement pour laisser place (pour donner naissance ?) à l’auteur, c’est-à dire très précisément pour entendre et donner à entendre la voix du père en lui. Cette tentative de donner une présence réelle à l’ombre noire du père, un père évanescent d’après la paternité, un père qui se trouve par là-même brusquement encombré du corps inanimé de son fils, résume l’effort lumineux de ce roman sombre.
C’est ce que décrit exactement le passage qui suit, qui est à mon humble avis de père et de fils, le passage le plus bouleversant et le plus juste du roman, celui qui décrit le plus précisément la condition des fils de la modernité.
« Ils partirent en direction de la crête, de nouveau exposés au vent. Roy luttait pour rester à la hauteur de son père et ne pas être séparé de lui. Il savait que s’il le perdait de vue l’espace d’une minute, son père ne l’entendrait pas crier, qu’il s’égarerait et ne retrouverait jamais le chemin de la cabane. Observant l’ombre noire qui bougeait devant lui, il prit conscience que c’était précisément l’impression qu’il avait depuis trop longtemps ; que son père était une forme immatérielle et que s’il détournait le regard un instant, s’il l’oubliait ou ne marchait pas à sa vitesse, s’il n’avait pas la volonté de l’avoir là à ses côtés, alors son père disparaîtrait, comme si sa présence ne tenait qu’à la seule volonté de Roy. Roy était de plus en plus effrayé et fatigué, il avait le sentiment de ne plus pouvoir continuer et il commença à s’apitoyer sur son sort, à se répéter : Je ne peux plus supporter cela. Quand son père s’arrêta enfin, Roy se cogna à son dos. »
Il y a dans la dernière phrase de ce passage un aspect sombrement comique : cette ombre noire, cette forme immatérielle qu’est semble-t-il devenu le père, forme immatérielle dont on craint qu’elle nous échappe à chaque instant, dont nous croyons tenir la fantomatique existence entre nos mains fatiguées, voilà que brusquement l’on se cogne contre elle…Ce qui paraît le plus évanescent et le plus inaccessible devient l’obstacle le plus proche. Et in fine, ce qui sans cesse nous échappait devient le modèle le plus immédiat de nos actes les plus définitifs, les plus personnels.
La figure évanescente du père de Roy le situe à l’exact opposé de la figure écrasante du père de Kafka (par exemple) dans sa trop fameuse Lettre au père,  père dont le vaste corps est paraît-il  étouffant pour le fils brimé (« Moi, maigre, chétif, étroit; toi, fort, grand, large »). Je ne parle pas ici bien sûr de la merveilleuse œuvre romanesque de Kafka, mais seulement de son infantile et influente Lettre au Père donc, d’autant plus influente sans doute qu’elle est infantile, lettre que Kafka n’avait bien sûr heureusement jamais songée à publier, et dans laquelle le fils s’en prend à une baudruche qu’il a lui-même gonflée, celle d’une fantasmatique figure paternelle toute-puissante. Cette monstrueuse figure du père a beau présenter tous les signes de la matérialité la plus évidente (le père mange abondamment et bruyamment, déploie devant le fils terrifié son vaste corps), il n’en reste pas moins une figure ressentimentale du père omnipotent, une outre gorgée de vide que les romans de Kafka videront consciencieusement, tandis que le père fantomatique et romanesque de Sukkwan Island finira au contraire par présenter l’aspect d’un corps contre lequel le corps du fils se cogne. Miracle du roman: à l’ère de la pulvérisation du père, celui-ci s’incarne enfin.