"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

28/10/2010

In Real Life

« Le Réel, c’est quand on se cogne. »
 Jacques Lacan, psychanalyste.


« Le Réel, moi je m’en cogne. D’ailleurs, c’est mon ami sur Facebook. »
Christopher Pichon, internaute.

- Ouais, putain, t’as raison, y’en a marre...
- Ouais, putain, t’as raison...
- Faut qu’on retourne dans l’IRL, on n’est pas des nolife bordels,
- Ouais, putain y nous soulent tous au bahut à nous traiter de comment y dit l’autre fayot du prof, hikikomori, ces dégénérés...
- Des Chinois c’est ça, qui font rien qu’à pas sortir de leur piaule sur le Net,
- C’est des Japonais, man, pas des Chinois, les Chinois eux y se bougent, c’est même eux qui fabriquent nos bécanes…
- Pour k’on puisse rester chez nous…
- Ouais, LOL !!!!
- Ptdr !!!!
- Nan, sans déconner, de toute façon eux aussi y sont tout le temps sur FB, l’aut fayot aussi,
- Ouais, c’est pas mieux que nous ; Ces batards, c d nolife...
- Seulement eux, t’as vu l’aut fayot, 52 friends sur FB, le naz’, comment ki s’appelle déjà ?
- Ouah !!! Y s’est pris un nom de naz, ce naz, j’sais plus, je vais voir dt’a lheure…
- Ouais, anyway, nous on sait ce que c’est le vrai Réel qui tue, pas vrai man ?
- Même c’est nous kon a créé son profil sur Facebook, au vieux Réel moisi,
- Ouais, man, et t’as vu combien kil a de fan now, le Réel ?
- Ouais, man, bientôt t’as toute la France pourrie qui sera fan du vieux Réel kon a crée sur FB !
- Ouais, man, même les vieux politiques kon leur profil sur le book, ils se l’envoient dans ta gueule de vieux le Réel, trop mdr !
- Ouais, l’aut y dit : « Monsieur Sarkôzy a perdu tout contact avec le Réel que vivent au quotidien les Jeunes de notre pays» !!!Trop ptdr, comme vieux français!!!!
- Ouais et l’aut’ radasse umpipiste pareil, j’l’ai kiffée sur Daily Motion. « Le Parti socialiste vit dans le monde des Bisounours. Il n’a plus de contact avec le Réel des vrais gens de la vraie vie ».
- C la grosse panik du Réel qu’a disparu...
- Réel, t ou ?
- Ouais, ptdr, t ou mon Réelounet ?
- Viens par là petit Réel, viens, viens mon minou!!!
- Petitpetitpetit!!!
- C tous des nolife toi-même c vieux enfoirés du Réel...
- Ouais, et même le vieux Réel, moi j’ui dit direct dans sa face : nolife toi-même, Vieux Réel moisi qui pue !!!! t’façon t’es mort!
- Liquidé, le vieux Réel...
- Ouais, man ce vieux Réel pourri, voilà comment ki devait finir,
- Idole des vieux sur FB,
- Maintenant kil a bien disparu,
- Kon lui a bien mis dans son c… du bon gros virtuel,
- Ouais, LOL.
- Ptdr.





20/10/2010

Un même asile égal et fraternel

A propos de La Carte et le territoire, de Michel Houellebecq

Le charme qui se dégage de La Carte et le territoire, le roman de Michel Houellebecq, doit beaucoup, je crois, à la présence dans cette œuvre et dans nos esprits du « territoire » dont il est question, c’est-à-dire de ce vieux pays qu’on appelle la France, présence à la fois constante et impossible.
Sur le chemin de retour de mes vacances, prises en même temps que la majorité de mes compatriotes, au mois d’août, j’ai eu le sentiment en regagnant ma banlieue, c’est-à-dire ce nulle part dont les ordinateurs et les autres machines nous arrachent sans effort, de quitter à la fois la province et mon pays lui-même. En laissant sur le côté de certaines  routes nationales  que j’empruntais cet été ces restaurants abandonnés aux quatre vents, ces antiques routiers qui tombent en ruine (chaises en plastique vert renversées, tables Formica retournées, peintures écaillées, vitres brisées, parking désert, pancartes obsolètes et menaçantes), délaissés tout autant par les gens du coin qui préfèrent le confort rassurant offert par le centre commercial régional dans lequel ils s’amassent le week-end, que par les automobilistes de passage qui foncent vers l’autoroute et les restoroutes qui l’agrémentent avec une régularité d’horloge suisse, je fus submergé par le sentiment coupable d’abandonner la France, je veux dire ce vieux pays depuis longtemps disparu dont je ne sais s’il existe encore dans mes souvenirs ou si c’est seulement mon imagination qui trouve dans ma mélancolie l’amer matériau dont je façonne des chimères.
Ce que je sais cependant, c’est que le ravissement esthétique éprouvé par Jed Martin, le personnage principal de La Carte et le territoire, alors qu’il empruntait l’A20, « une des plus belles autoroutes de France », en chemin vers la Creuse, pour y assister, en compagnie de son père,  à l’enterrement de sa grand-mère, m’est familier. Ce ravissement qui le saisit alors qu’il contemplait une carte Michelin 1/150 000 de la Creuse, Haute-Vienne, fut aussi le mien bien souvent lorsque je m’abimais comme tant d’autres de mes contemporains sans doute dans la contemplation fascinée de représentations idéales de petits morceaux de mon pays. La carte, nous dit Houellebecq, mêle l’essence de la modernité, de l’appréhension scientifique et technique du monde, et celle de la vie animale. Elle nous donne accès à une richesse d’émotion et de sens sans égal et nous permet de sentir « la palpitation, l’appel de dizaines de vies humaines, de dizaines ou de centaines d’âmes – les unes promises à la damnation, les autres à la vie éternelle. »
La carte se veut à la fois la représentation la plus fidèle et la plus pratique possible de la réalité. Avec la carte routière, il faut que le lien qu’établit notre esprit entre la carte et le territoire soit le plus solide et le plus évident possible. La carte, grâce non seulement à une légende facile à lire, mais aussi grâce aux recours à des codes implicites que l’on suppose présent chez le lecteur, vise à rendre le plus lisible possible le monde dans lequel il faut s’orienter. Cette lisibilité du monde, je crois que cela pourrait constituer pour Houellebecq et pour d’autres sans doute l’objectif par excellence du roman. Grâce au roman, le monde devient plus lisible et il devient plus facile de s’y orienter, peut-être même d’y trouver un sens.
Représentée sur une carte,  représentée dans ce roman, la France elle-même, la France éternelle des champs et des Eglises, notre vieille terre charnelle, semble parfois revivre d’une vie harmonieuse. Harmonieuse, mais (parce que ?) plus tout à fait humaine. Dans sa muséification touristique, la France éternelle chère à Jean-Pierre Pernaut entre dans le repos de la vie éternelle. Cette vie éternelle est précisément conçue comme l’actualisation d’une utopie, celle de l’identité parfaite de la carte et du territoire. L’endroit (cet autre nulle part, l’envers exact de la banlieue) où la carte et le territoire se confondent est  le lieu quintessentiel de l’utopie. Ce lieu est figuré dans le roman sous la forme d’une photographie d’une partie du terroir français prise « exactement à la verticale », « sans effet d’éclairage ni de perspective», celle justement qu’a choisi d’acheter Jean-Pierre Pernaut, parmi d’autres œuvres de Jed Martin. Le territoire lui-même apparaît comme une perfection égalitaire de taches de différentes couleurs harmonieusement et symétriquement réparties. Dans un rapport idéal de la carte et du territoire, la photographie suscite chez le spectateur le même effet que la « présence de la réalité concrète », « équilibre, harmonie paisible ». Lorsque le hiatus entre la carte et le territoire disparaît, c’est l’angoisse consubstantielle à l’humanité qui semble disparaitre elle aussi. La séparation du mot et de la chose, de l’idéal et de la réalité paraît se résorber dans la réunion de ce qui était séparé. Voilà ici l’orientation, le sens abstrait que nous offrent la carte, et les sens (je veux dire les cinq sens concrets qui permettent l’appréhension du monde) grâce auxquels nous pouvons dire nôtre le territoire (à mille lieux des abstractions numériques), enfin réunis, la carte et le territoire. Ainsi la photographie d’un paysage du Nord de la France apparaît comme l’actualisation d’une utopie éminemment politique : celle de l’égalité absolue et de la réunion conséquente de ce qui était séparé : la réconciliation générale et post-historique de l’humanité avec elle-même. Après le conflit et la séparation, la France charnelle devient enfin pour tous « un même asile égal et fraternel (Péguy)».
 Le désir d’amour et d’éternité traverse toute l’œuvre de Houellebecq. La vieillesse et la mort, la périssabilité de la chair humaine, la fugacité ou le mirage de l’amour, les atroces tortures du désir constituent le cœur douloureux de la tragédie de la condition de l’animal humain. Dans deux de ses romans au moins, Les Particules élémentaires et La Possibilité d’une île, Houellebecq met en scène la sortie de l’humanité par l’humanité. Surenchérissant sur les utopies modernes, Houellebecq rêve d’un monde dans lequel l’homme s’affranchirait à jamais de la condition humaine et de ses limites. Chez Houellebecq le désir est compris comme le signe infiniment douloureux de notre inachèvement. Eternellement séparé de l’objet de son désir, l’homme est un animal souffrant. La souffrance humaine est en outre redoublée chez certains par les défaites qu’ils subissent dans le domaine amoureux qui est devenu à l’époque contemporaine un nouveau théâtre d’opération de la guerre larvée de tous contre tous qu’institue le capitalisme.
L’amour apparaît chez Houellebecq comme dans le Banquet de Platon (où Héphaïstos propose aux amoureux de « les fondre et de les souder ensemble ») ou dans le christianisme lui-même (« les deux deviendront une seule chair ») comme la négation du désir, le moment éternel où la marque de la séparation qu’est le désir est définitivement abolie. Mais dans le christianisme, la réunion à venir dans le Christ des corps des fidèles n’est qu’une promesse ou qu’un aspect de notre vie terrestre marquée, à la suite du péché originel par la séparation de Dieu d’avec sa créature.
Les Particules élémentaires et La Possibilité d’une île narraient le projet plus ou moins réussi de réparation du monde par la science et ses applications technologiques. Dans Les Particules élémentaires, notamment, l’humanité était décrite comme une espèce « à peine différente du singe »,  « torturée, contradictoire, individualiste et querelleuse (…) mais qui ne cessa jamais de croire à la bonté et à l’amour ». C’est grâce à sa foi en l’amour que l’humanité pourra dépasser sa condition et faire advenir une nouvelle espèce qui se qualifie elle-même « -sur un mode, il est vrai légèrement humoristique » du nom de « dieux » qui a tant fait rêver la vieille humanité.
Que reste-t-il, douze ans après Les Particules élémentaires, du projet houellebecqien de surpassement technologique de l’humanité par elle-même ? Apparemment pas grand-chose. L’art de Jed Martin est marqué par une intense nostalgie pour un monde qui disparait, celui du contrôle technologique du monde. L’orgueilleuse ambition  des Particules semble faire place à un projet plus modeste : rendre compte du monde, tout en laissant ouverte la possibilité d’un avenir humain, c’est-à-dire dans les circonstances qui sont les nôtres, à nous autres héritiers ingrats de la France et de sa culture, qu’il me soit permis de conclure ainsi, un avenir français et chrétien.

07/10/2010

Le grand returnement de l’Occident

J’ai rencontré Taillandier et Houellebecq sur le chemin de Damas

D’accord, les romanciers, et singulièrement les grands romanciers, sont de farouches individualistes. Ils ont leurs mondes à eux, qui font concurrence paraît-il à notre indéchiffrable "monde réel". Dans les meilleurs des cas, ces mondes parallèles nous le donnent à voir ce "monde réel", ou en révèlent certains aspects, et parfois (et parfois les mêmes fois) le rendent même meilleur, ou pire. Comme l’Eglise catholique, le monde du romancier doit exister face au monde, contre lui serait-on tenter de dire, pour ne pas se confondre avec lui, pour exister d’une existence propre dans le monde (c’est-à-dire, étymologiquement, pour "être actuellement", comme le corps du Christ au lieu de la substance du pain). Un romancier et son monde sont donc par définition étrangers à un autre romancier et à son monde propre, presque incompatibles comme l’étaient deux religions avant le temps des illusions œcuméniques. C’est soit l’un, soit l’autre.

Et pourtant, je vois qu’au-delà de leurs différences évidentes, il y a dans deux romans français parus ces dernières semaines une proximité intellectuelle et même artistique tellement grande qu’elle mérite d’être dégagée. On pourrait même, en lisant ces deux romans fascinants l’un après l’autre, émettre l’hypothèse selon laquelle ces deux auteurs se seraient concertés pour traiter en même temps, mais chacun à sa façon, d’un certain nombre de thèmes identiques. Une telle concertation serait regrettable car la nature accidentelle de cette proximité me semble significative, beaucoup plus significative qu’une très improbable concertation secrète des deux écrivains pourrait l’être. Il me semble aussi que la nature de cette proximité, que j’ai qualifiée d’intellectuelle et artistique, dépasse (d’un point de vue chrétien) ces deux perspectives, pour atteindre une perspective proprement spirituelle susceptible de créer un "monde commun" entre ces deux auteurs (pour reprendre l’expression utilisée dans un des deux romans à propos de deux amoureux qui ont l’impression, "dans des moments inouïs d’enthousiasme", tels les membres d’une même église, de former un seul corps et un seul esprit). Cette proximité est donc d’une nature qui justifie, j’espère, que ce soit quelqu’un qui se prétend catholique, c'est-à-dire un homme qui croit non seulement au Christ mais aussi, assez banalement sous nos cieux, à l’existence d’un monde commun à tous les hommes, qui se charge de la mettre en lumière.

Bon, je crois qu’il est plus que temps de se lancer. Au-delà de la multiplicité des thèmes ou des motifs qu’ils ont en commun (en vrac : la crémation, le ruban de Möbius, l’amour et le christianisme, l’Eglise après le christianisme institutionnel, la touristisation de la France, le retour au terroir, la transmission ou l’absence de transmission intergénérationnelle, l’architecture) La Carte et le territoire de Michel Houellebecq et Time to turn de François Taillandier sont deux ouvrages dont le cœur est la conversion. Dans les deux cas, la conversion est à la fois, je pense, un thème du roman et un élément structurant du roman (et je parle alors de la conversion de l’auteur). Un autre élément structurant est commun aux deux romans, celui consistant à situer tout ou partie de l’intrigue dans un avenir proche de notre présent, ce qui nous permet d’en percevoir certains aspects qui sans ces romans resteraient dans l’ombre. Cet élément n’est d’ailleurs pas sans rapport avec celui de la conversion, car ce que nous décrivent ces romans ce sont des mondes issus du nôtre, mais notre monde transformé par sa propre (re)conversion accélérée. Mais (re)conversion de quelle nature ? religieuse ? économique ? numérique ? Et (re)conversion à quoi ?

La conversion selon Taillandier


Pour ce qui concerne François Taillandier, sa conversion n’est pas un mystère puisqu’elle fait l’objet d’un "livre-conversation" avec J.M Bastière, intitulé Ce n’est pas la pire des religions, paru en 2009, dans lequel il décrit son parcours artistique et personnel jusqu’à la pleine affirmation d’une adhésion à la foi catholique. En 2007, en pleine rédaction de sa Grande Intrigue, dont Time to turn est le cinquième et dernier tome, François Taillandier écrit "une tribune dans laquelle [il se] déclare catholique". Comment cette conversion produit ses effets dans l’œuvre ? Ou peut-être, à l’inverse, serait-ce l’œuvre romanesque elle-même qui aurait agi sur l’auteur comme une sorte de guide spirituel sur son chemin de Damas?


Remarquons (d’emblée) qu’un des effets de cette conversion peut se percevoir (d’emblée), même si c’est de façon parodique et discrètement ironique, dans le titre même de ce Time to turn. Time to turn, c’est le temps de la conversion non pas à la foi catholique mais à ce mot d’ordre même, celui de changer, de se transformer, de prendre un virage dans son existence, de bazarder d’un cœur joyeux les vieilleries de notre tradition, au profit de n’importe quelle lubie qui se présente à notre esprit. N’importe laquelle? Vraiment ? Peut-être. La conversion, le turn, c’est peut-être aussi le passage d’un monde de la transmission éventuelle à celui de la mutation obligatoire. Cependant, il n’est pas interdit sans doute de remarquer aussi que le premier turn que propose l’époque dans le roman est celui (turn, contrairement à conversion est du genre masculin) d’un "évident européen" qui revêt "une djellaba brodée", une forme possible de conversion religieuse et culturelle d’un occidental loin de sa culture et de sa religion d’origine.

Le turn qui est un des principaux fils rouges du roman de François Taillandier, est présenté dans le roman comme une sorte d’impératif provenant d’un mouvement publicitaire, lancé par une figure omnipotente de l’époque qui reste dans l’ombre, un sourire aux lèvres, content sans doute de son petit effet aux grandes conséquences sur les hommes et les choses de son temps (un peu comme on imagine doit l’être François Taillandier à la relecture de son roman). Paradoxalement, ce qui est le plus intime, la conversion du cœur, des croyances et des modes de vie de l’individu devient un mot d’ordre publicitaire. Le roman de François Taillandier se passe dans une réalité légèrement différente de la nôtre. D’une certaine façon, le romancier rend explicite ce qui reste dans notre monde implicite. L’impératif du turn est dans l’air de notre temps mais n’est formulé par personne en particulier et cependant est ressenti par tout le monde en général. Il faut bouger, changer, évoluer, se remettre en question. Tu fais du surplace, t’es mort. Dans le roman, le turn est rendu explicite par ce mystérieux et souriant "numéro un" de la société mondiale qui impose à l’humanité contemporaine (l’homme de World V, le nouveau monde qui arrive) avec sa tablette numérique une mutation équivalente à l’aménagement du galet pour la préhistoire. L’humanité prend un turn radical.
 
Quand la conversion elle-même subit un turn !

Le philosophe Pierre Manent, dans un ouvrage paru aussi ces jours-ci (Le Regard politique), considère à la suite de Pierre Hadot la conversion comme une possibilité offerte à l’individu par l’Occident lui-même (au sens large), et seulement par lui. Pierre Manent nous apprend au passage que lui qui venait d’un milieu strictement athée et communiste s’est converti dans sa jeunesse au christianisme. Mais le turn individuel lorsqu’il devient publicitaire est une conversion chrétienne ou philosophique (c’est-à-dire individuelle dans sa nature) devenue folle. Il est à la conversion ce que (par exemple) l’Etat-providence est à la Charité : une caricature et une trahison. (Je précise au passage que je n’ai « rien contre » l’Etat-providence, mais que par contre j’ai tout pour la Charité). En changeant de langue, en se convertissant à l’anglais, la conversion change de sens, si je puis dire. Dés l’origine le turn apparaît donc à la fois comme un calque un peu parodique de la conversion chrétienne au moment où elle prit une dimension sociale (à la fin du paganisme par exemple), et un envers quasi exact de la conversion de l’auteur, cette conversion qui n’est pas un éloignement de sa propre culture et de la religion de ses ancêtres, mais au contraire un « retour », et non un return, vers cette culture et cette religion. Avec l’impératif du turn, on assiste donc à une conversion du sens de la conversion !

Time to turn !

Mais au-delà des mots, la conversion reste un retournement. Un super turn, the full turn! Il faut donc préciser plus encore en quoi le sens change. Ainsi le titre de l’ouvrage de François Taillandier qui paraît reprendre pour s’en moquer un mot d’ordre omniprésent de l’époque peut être lu comme un discret appel à la conversion du lecteur, ou un discret rappel de la conversion de l’auteur. Non pas un appel à turner en rond, comme l’exige l’époque, mais un appel à retourner sur ses pas. Cependant, le roman n’est pas un prêche. Il faut comprendre ici l’importance, face à l’impératif publicitaire, de l’image de Möbius (que l’on trouve, selon sa dernière volonté, sur la tombe du Houellebecq converti au catholicisme de La Carte et le territoire).

Time to turn ! Le ruban de Möbius nous ramène sur nos pas sans que nous nous en rendions compte. Avec le ruban de Möbius, Taillandier trouve l’image juste, drôle et juste. Nous qui pensions voyager si loin de nos racines, nous voilà bêtement revenu à notre point de départ! La conversion religieuse avait quelque chose de brutal. Saul fut désarçonné et jeté à terre par le Christ. Lui aussi, l’impératif contemporain du turn a "on ne sait quoi de brutal, de persécuteur". Au temps où le turn devient un impératif sociétal, c’est paradoxalement sous la forme de la fidélité, la fidélité aux anciens, à la tradition que se présente la conversion. En suivant la route tracée, on se retrouve au point de départ, après avoir subi un retournement complet : ruban de möbius. C’est à un retournement de la notion de conversion elle-même que procède Taillandier, non pas un retournement affirmé, mais qui se produit de façon insensible, en suivant le chemin tracé, comme si ce retournement était le produit du roman lui-même…C’est d’ailleurs ce que déclare Taillandier lui-même en 2009 dans Ce n’est pas la pire des religions : "il est de fait que mes romans « savaient » déjà ce que je n’ai reconnu que plus tard, en tout cas ils tournaient autour, ils m’y amenaient".

La conversion selon Houellebecq

Houellebecq pour sa part a longuement parlé dans Ennemis Publics de sa tentation chrétienne, dont j’ai pour ma part dit quelques mots ici et , mais n’a jamais fait de coming out chrétien dans "la vie réelle". Pourtant le thème de la conversion de l’auteur est explicitement présent dans le roman, puisque l’on y apprend que Houellebecq, le personnage du livre de Houellebecq, se fait baptiser discrètement, dans une église de Courtenay (Loiret), six mois avant sa mort."Cela avait été une surprise pour tous" précise Houellebecq auteur à propos de Houellebecq personnage, ayant préalablement invalidé par cet aveu la possibilité même qu’une telle surprise se produise à l’avenir à propos de la conversion éventuelle du Houellebecq de la vie réelle. Je crois qu’on appelle ça un énoncé contre-performatif. Sans doute est-ce un plaisir d’écrivain que d’avoir ainsi, par le biais de la fiction romanesque, un effet tangible sur la réalité.

Mais le thème de la conversion chez Houellebecq reste un peu anecdotique. La conversion prend toute son importance dans le roman de Houellebecq en ce qu’elle structure le récit, dans un sens proche de celui qu’a identifié Girard dans Mensonge romantique et vérité romanesque. Chez Girard, la conversion est nécessairement catholique dans son essence, en découvrant en lui le médiateur de ses désirs, l’écrivain fait retour sur lui-même et toutes choses lui apparaissent nouvelles. Je crois qu’on peut déceler un tel processus dans La Carte et le territoire. Houellebecq met malicieusement dans la bouche d’un critique de l’œuvre de son personnage principal, Jed Martin, que l’on ne saurait trop insister sur l’unité de l’œuvre de l’artiste. Je crois que cela est vrai aussi pour l’œuvre de Houellebecq lui-même. La Carte et le territoire est pour une part une réinterprétation dans une lumière neuve du projet de transformation (conversion?) de l’humanité en une nouvelle espèce, de Michel Djerzinski dans Les Particules élémentaires. Dans ce roman, le christianisme est présenté sentencieusement par une sorte voix off assez pompeuse comme une religion dépassée, en voie d’extinction, de laquelle la science sera chargée d’accomplir la promesse d’amour universel. Dans La Carte et le territoire, le christianisme apparaît au contraire, comme l’a déjà noté un critique, comme un "horizon d’attente". On n’en finirait pas de relever les nombreuses références aux Particules élémentaires plus ou moins discrètes dont Houellebecq a truffé La Carte et le territoire. Je vais me contenter d’un seul exemple, mais qui me paraît particulièrement significatif pour mon propos.
 
Dans Les Particules élémentaires, le père de Bruno (le demi-frère de Michel), est un chirurgien esthétique qui voyage aux Etats-Unis, et dont la clinique est située sur les auteurs de Cannes. Cet homme sera un pionnier de l’industrie de transformation du corps en France. D’une certaine façon, et je ne pense pas que cela soit conscient chez Houellebecq au moment où il écrit Les Particules élémentaires, ce chirurgien esthétique, et alors que tout paraît les opposer, est un précurseur de Michel Djerzinski lui-même, celui qui à force de manipulations de laboratoire parvient à transformer l’humanité au point d’en faire une nouvelle espèce qui qualifiera elle-même ses membres "-sur un mode il est vrai légèrement humoristique – de ce nom de « dieux »" qui avait tant fait rêver les hommes. La même volonté de puissance se trouve au fondement de ce qui peut paraître le plus pitoyable, la chirurgie esthétique, et le plus glorieux, la création scientifique d’une nouvelle humanité. Il s’agit toujours d’abolir les signes de la faiblesse humaine, de son imperfection humiliante.
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Petissaud est un petit sot !



Dans La Carte et le territoire on retrouve un personnage qui est chirurgien esthétique, qui lui aussi possède une clinique "sur les hauteurs de Cannes", située, comme par hasard, avenue de la Californie. Mais ce personnage a pour particularité de n’apparaître dans le roman qu’après sa propre mort, et après avoir tué Michel Houellebecq lui-même. En visitant sa clinique, les enquêteurs découvrent au sous-sol "de monstrueuses chimères humaines". Le nom de ce drôle de praticien est Adolphe Petissaud. Je ne peux m’empêcher d’entendre dans ce Petissaud un petit sot qui fait référence à Houellebecq lui-même dans sa description hubristique d’une humanité en quête chimérique de son propre dépassement. Le héros des Particules élémentaires Michel Djerzinski (avec lequel on sent que Houellebecq était en empathie parfaite au moment où il écrivait son roman) éprouve depuis sa plus tendre enfance un dégoût définitif pour les lois de la nature telles qu’il a appris à les connaitre en regardant des documentaires animaliers à la télévision. Ces documentaires donnent à voir la cruauté du règne animal, une "répugnante saloperie" qui fait frémir Michel d’indignation et l’amène à rêver d’un "holocauste universel" que la mission de l’homme sur terre serait d’accomplir. Au fond Michel est une sorte de cathare moderne pour lequel l’imperfection de la vie sur terre est insupportable. En créant une nouvelle espèce dégagée à la fois de la périssabilité du corps et de la tension douloureuse liée au désir, Michel a l’illusion de créer les conditions du bonheur sur terre en affranchissant l’homme de sa condition animale.

Il y a plusieurs mentions d’une possible disparition complète de l’humanité dans La Carte et le territoire, mais jamais comme quelque chose qui apparaitrait souhaitable, c’est au contraire la possibilité d’une existence encore un peu humaine, même si elle semble peu probable, qui est désirable. Le regard du romancier est transformé. En effet, la cruauté de la vie animale est à nouveau mise en scène dans La Carte et le territoire, mais selon un angle très différent : c’est le tueur de Houellebecq lui-même, le Dr Adolphe Petissaud qui, chez lui, dispose une immense table lumineuse dans laquelle, séparées par des cloisons, vivent différentes espèces d’insectes à l'écart les unes des autres. En actionnant une commande il est possible de mettre en contact ces espèces les unes avec les autres, entraînant un carnage…Dans La Carte et le territoire, la cruauté est toujours un spectacle, mais n’apparaît plus comme « naturelle ». Elle résulte d’une mise en scène sophistiquée de l’être humain, à mille lieux de la naïveté des Particules élementaires où la cruauté de la nature se manifestait à la télévision comme un spectacle "objectif". La cruauté du règne animal reste présente mais apparaît dans toute son ampleur comme le résultat d’un dispositif spécifiquement humain. La création en elle-même n’est pas mauvaise, et surtout peut-être, dépend dans sa dimension morale de ce qu’en fera l’homme. Comme dans la Genèse, l’homme qui était un pur spectateur passif et dégoûté dans Les Particules élementaires -pure passivité dont la compensation était la volonté brutale et définitive de permettre, grâce à une science omnipotente, de déserter le monde-, est maintenant chargé du sort du monde. La Carte et le territoire marque pour la première fois je crois dans l'oeuvre de Houellebecq le moment où l'artiste semble se soucier ardemment du monde concret -les paysages créés par Dieu et transformés par l'homme- et de son destin. C'est cela qui explique, je pense, le charme intense qui se dégage de ce roman, notamment lorsqu'il y est question de ce qu'est et de ce que sera la France, non pas seulement en tant qu'idée, mais aussi dans sa dimension la plus charnelle.

Je serais tenté de comprendre La Carte et le territoire, à la lumière de sa confrontation avec Les Particules élementaires, comme le produit d’une conversion existentielle d’un genre de celles que décrit Milan Kundera, lorsque le romancier tourne son regard avec une délicate ironie vers le jeune homme qu’il fut.

La crémation c’est pas un turn sympa

La conversion existentielle de Houellebecq, que d’une certaine façon son baptême affiché dans le roman occulte, l’amène à aborder un certain nombre de questions qu’il avait traité par ailleurs sous un angle résolument différent. Celles de l’euthanasie et de la crémation par exemple. Dans Les Particules élémentaires, les personnages se suicident beaucoup, notamment les femmes. Dans un monde intégralement mauvais, éclairé par de faibles étincelles d’amour vite éteintes, le suicide apparaît comme une solution logique. Dans La Carte et le territoire l’euthanasie du père est la seule chose qui fait sortir le fils de ses gongs. C’est ici que l’on retrouve le roman de Taillandier. Dans l’un et l’autre roman, la crémation, cette disparition voulue du corps de la plus haute créature de Dieu, c’est-à-dire l’homme, dans un feu d’origine humaine, est comprise comme une mutation anthropologique majeure et mortifère qu’il s’agit de comprendre. Et pour cela il ne faut pas hésiter à la décrire dans ses détails les plus cocasses. Et voilà la dispersion –interdite par l’Europe- des cendres de l’aïeul un dimanche de janvier "à potron-minet", dans "le petit espace entre les voitures garées et le bord du trottoir de la rue de Belleville" chez Taillandier, et les cendres du père qui chez Houellebecq rejoignent dans le lac "quantité de cendres et d’ossements humains" d’autres euthanasiés grâce aux services impeccables de la société Dignitas de Zurich, pour favoriser, au grand dam des écologistes (qui se déclarent néanmoins "entièrement solidaires" du "combat" de Dignitas) la prolifération d’"une espèce de carpe brésilienne, récemment arrivée en Europe". Ainsi dans l’un et l’autre roman la crémation, pour le monde, ne pose aucun problème d’ordre anthropologique, c’est juste un turn sympa, mais seulement des problèmes d’hygiène ou écologiques, ce qui au fond est la même chose. Voilà ce que l’on pourrait reprocher radicalement à l’écologie contemporaine : ignorer volontairement, et parfois même défendre, les causes anthropologiques, c’est-à-dire sociétales, des désordres qui détruisent aujourd’hui la création dans tous ses merveilleux aspects, humains, animaux et végétaux. Ce n’est pas par hasard si chez Houellebecq, la crémation, celle du père, est au fond identifiée à l’euthanasie, la disparition volontaire et organisée d’une humanité fatiguée, avec l’approbation explicite de ceux qui prétendent s’y opposer.

L’amour, Dieu et la terre de France

Au fond, la crémation est une forme très claire de négation de la valeur du corps et de la chair. Pour un romancier, la disparition de la chair, la désincarnation des personnages, c’est le crime par excellence. Le refus de prendre le turn de la crémation, c’est la volonté de rester encore un peu dans le monde de l’Incarnation. Il ne faut pas s’étonner dés lors de trouver dans ces deux romans un rapprochement qui paraitra surprenant seulement à ceux qui ne savent rien du catholicisme : celui de l’amour le plus charnel et de Dieu. On trouve dans les deux romans les mêmes images pour parler de l’amour humain, celui qui transforme ceux qui en sont l’instrument, telle une eucharistie, en un seul corps. Chez Houellebecq l’amour est comme Dieu ce qui parvient encore à provoquer un peu de malaise dans notre monde post-humain, ce monde parfaitement organisé autour du marché pour évacuer toute possibilité de conflit, ou même seulement de contact humain, et qui permet ainsi de survivre parfaitement à l'aise, à l'abri d'autrui, à peine menacé par un chauffe-eau qui gronde comme une bête sauvage, sans prononcer un seul autre mot que oui ou non à la seule et unique question que l’on s’entend encore poser à une fréquence à peu près hebdomadaire, le jour des courses au supermarché : « Avez-vous la carte Casino ? ».

Les deux romans, celui de Taillandier et celui de Houellebecq, se terminent sur le « retour » à la terre, à la vieille terre de France de deux personnages, Emmanuelle Rubien chez Taillandier, et Jed Matin chez Houellebecq. Ce retour à la terre, c’est aussi un retour, au-delà de la mort, à la possibilité même de l’enterrement. Une tentative, certes ironique et problématique, car il n’y a personne dans les tombes (mais pour qu’il n’y ait personne dans les tombes, encore faut-il qu’il y ait des tombes), les morts ne se tenant jamais cois, de renouer les liens, défaits par nos innombrables turn, qui unissaient autrefois les générations. Souvenons-nous : ce retour à la terre c’était déjà celui des cisterciens au XIIe siècle. Se tourner vers l’humus est une définition possible de l’humilité, cette vertu selon laquelle, selon saint Bernard de Clairvaux, il devient possible, au terme d’un "retour sur soi", de mieux se connaitre soi-même, et sans doute aussi, ajouteraient nos deux romanciers, de mieux comprendre notre monde. Une conversion du cœur et de la raison.


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