"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

29/09/2009

Enfin, m'enraciner?

Patrie terrestre

Je me souviens d’un lieu que j’aimerai encore
Quand depuis bien long temps ce monde sera mort
C’est un pays sans Dieu ni place de l’Eglise
On y longe des murs de longs jardins sans joie
Nulle âme n’est tant humaine qu’elle s’y hasardera
Avant que vienne l’heure de nos peines remises

Un lourd pays sans charme est ma patrie terrestre
Je l’appelle la France elle s’appelle banlieue
Malgré le bruit du monde et la foule mauvaise
Il arrive parfois que je m’y trouve heureux
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Mon vieux désir sans fin plus épais qu’une chape
Voudrait l’étreindre là, chaque jour elle s’échappe

Ce sol insaisissable nul arbre n’y verdit
Ce ciel est étouffé et ces astres maudits
Et ces nombreux rituels toujours plus délétères
Et ces vains dieux si jeunes tuent celui de mon père
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Ce lieu qui est le mien j’y suis un étranger

Quand vais-je m’adoucir ?
Enfin, m’enraciner ?
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28/09/2009

After l'Histoire

Un petit texte de M. Flippard de la Vincennières, que la paternité inspire.

Lecteurs,

Cette époque, comme toutes les autres d'ailleurs, a ceci d'intéressante que, par son absurdité, elle offre à l'oeil curieux un véritable terrain de jeu.

Cet espace - temps, qu'est celui de la post-post modernité, permet à l'esprit averti de s'exercer à ce pour quoi il est fait :

Observer, analyser, critiquer et - réflexion souvent mûrement faite - d'asséner des conclusions, qui ne souffrent pas la contestation et se veulent définitives."


Voilà ce que je me suis dit, en marchant dans la rue et en observant mon prochain.

Je sortais de l' hôpital, où ma fille se trouvait.

J'avais le coeur gros d'avoir eu à la laisser, entre d'expertes mains, qui n'étaient pas les miennes.


Dans la rue, en quittant ce lieu de Vie et de Mort, j'ai réalisé que les gens que je croisais me paraissaient préoccupés et ternes d'ennui :

La constipation du chien ou l'arrivée du rappel fiscal minait tout Paris, et sa banlieue élargie ?!...

Voire la France...

J'aurais aimé avoir le courage de prendre le premier venu dans mes bras, malingres et fatigués, pour lui déclarer à quel point j'étais heureux d'être père.

Ce qui me restait de pudeur m'en a empêché.

Comme je n'étais plus que l'ombre de moi-même, j'ai décidé de marcher.

Avec, en tête et chevillé au corps et à l'âme, le visage, doux et aimable de ma femme et celui, naïf, simple et beau, de ma fille.

Cette époque est fantastique de bêtise...

Tandis que je me dirigeais vers la ligne 6, une dame, la soixantaine mal assumée, je veux dire par là, string apparent, jean moulant, E-pod à donf, m'a accosté, pour me tenir les propos suivants :

"Saluuuuuuuuuuuuuuuuuuu !!!!!!!!!!!!! Tu sé pa ouêsqu' ilyôôôrrraaiiiiiii unnne aftereuuu ???"

Et de gesticuler, stupidement, du haut de ses soixantes ans, en exécutant de petits pas de danses ridicules, pour se sentir enfin, jeune, libre dans son corps et dans sa chair, de faire tout et tout et tout....

Bien que fils de soixante huitard, je m'estime suffisamment bien élevé pour répondre, poliment, aux passants qui passent, sans faire d'esclandre.

Mais, permettez moi de rester coi et de ne savoir que répondre.

Je suis resté interdit.

Mon passéisme courtois a eu l'air de l'importuner.

Mais juste un instant.

Ces gens ne reculent devant rien.
..

Il me semble avoir murmuré, un vague : " Je ne sais pas. Madame."

Comme elle n'avait rien à foutre de ma réponse, elle a hoché de ce qui lui restait de chef, pour aller cuver sa misère festive, plus loin.

Ligne 6, enfin. Ligne 6 rimant bien évidemment avec Maison.

Mais - Dieu aime à m'éprouver -, la connasse me suivait, en gesticulant et en babillant :

" Eeeehhhhhh Meec !! : T'es pas coooolll ! !!! Ch'teu parle et tu ne me captes pas !!!"


Je suis resté, sans voix.

Car, en effet, que faire, lorsque vous êtes en présence d'une imbécile, qui ferait mieux de rentrer chez elle et se consacrer à l'exercice de la sagesse, plutôt que de se considérer comme une éternelle poupée barbie?

Et bien, face à comportement aussi curieux...

Et bien, l'on ne fait rien.


On se contente de soupirer et de penser à sa femme, sa fille et le sens de la famille.

On pense au joli sourire de sa fille et, déjà, plus rien ne compte que ce magnifique instant.

La Poufiasse "huitarde", comme on la qualifie, est déjà loin.


Il reste ma femme et ma fille.

Et toute cette BEAUTE!


24/09/2009

Papaïsé!

A M. et Mme Flippard de la Vincennières, avec toute mon affection.

---"Fatiguée après une mauvaise nuit, Chantal sortit de l'hôtel. En route vers le bord de mer, elle croisa des touristes de week-end. Leurs groupes reproduisaient tous le même schéma : l'homme poussait une poussette avec un bébé, la femme marchait à côté de lui ; le visage de l'homme était bonasse, attentif, souriant, un peu embarrassé et toujours prêt à s'incliner vers l'enfant, à le moucher, à calmer ses cris; le visage de la femme était blasé, distant, suffisant, parfois même (inexplicablement) méchant [il y a des exceptions, ne me faites pas dire ce que Chantal a pensé]. Ce schéma, Chantal le vit se reproduire en diverses variantes : l'homme à côté d'une femme poussait la poussette et portait en même temps, dans un sac spécial, un bébé sur le dos; l'homme à côté d'une femme poussait la poussette, portait un bébé sur les épaules et un autre dans un sac sur le ventre ; l'homme à côté d'une femme, sans poussette, tenait un enfant par la main et en portait trois autres sur le dos, sur le ventre, et sur les épaules. Enfin, sans homme, une femme poussait la poussette; elle le faisait avec une vigueur inconnue des hommes, si bien que Chantal qui marchait sur le même trottoir dut au dernier moment faire un saut de côté.
---Chantal se dit : les hommes se sont papaïsés. Ils ne sont pas pères mais juste papas, ce qui signifie : pères sans autorité de père. Elle s'imagine flirter avec un papa qui pousse la poussette avec un bébé et en porte encore deux autres, sur le dos et sur le ventre; profitant d'un moment où l'épouse se serait arrêtée devant une vitrine, elle chuchoterait un rendez-vous au mari. Que ferait-il? L'homme transformé en arbre d'enfants pourrait-il encore se retourner sur une inconnue? Les bébés suspendus sur son dos et sur son ventre ne se mettraient-ils pas à hurler contre le mouvement dérangeant de leur porteur? Cette idée lui paraît drôle et la met de bonne humeur. Elle se dit: je vis dans un monde où les hommes ne se retourneront plus jamais sur moi (Milan Kundera, L'Identité p.19-20)."

----En effet difficile d'imaginer se retourner sur les femmes dans cet état, même si comme le précise l'impayable vidéo qui suit, il est dorénavant possible de mettre et d'enlever bébé "A VOLONTE". Papa peut même porter bébé, quel bonheur, pendant les tâches ménagères:


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14/09/2009

Terre de France

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Quand saurai-je dire enfin

Ce cœur qui doucement m’étreint

Lorsque, comme malgré moi je pense

A la terre de France ?

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Qu’est-il ici de mystérieux

De sombre et de lumineux,

Qui donne formes humaines

A ces hêtres et ces chênes ?

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(Serait-ce toi mon Dieu ?)

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Seul mon jeune élan bientôt mort

Chaque nuit, chaque jour,

M’entraîne encore

Par le bitume du faubourg.

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Maintenant je veux que la pluie me frappe

Que plus jamais je ne m’échappe

Puisqu’encore et encore je pense

A la terre de France.

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Aujourd’hui je veux que mes pensées s’enfoncent,

Qu’elles soient dans le sol profond

Sauvegardées comme des données

Si demain toujours je pense,

A la terre de France.

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Mais sans doute est-il obsolète

Ce délicieux frisson un peu bête,

Qui souvent me prend

Lorsque, comme malgré moi je pense

A la terre de France.

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09/09/2009

En hommage au maître oublié



A propos de la place de René Girard dans Un Cœur intelligent, d’Alain Finkielkraut


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On n'aime rien tant que se raconter des histoires. L’humanité est une machine à produire des fictions qu’elle plaque avec enthousiasme sur le monde. Des fictions gratifiantes, et apaisantes, des fictions réconfortantes, des fictions éclatantes et vindicatives, des fictions en couleurs, mais moralement en noir et blanc, dans lesquelles d’une façon ou d’une autre le Bien triomphe toujours du Mal. Des fictions dont la trame est tout entière consacrée à la jouissance narcissique de l’humanité, à son triomphe définitif sur ses semblables et sur le monde, à la vengeance de ses humiliations, au dépassement de ses petitesses et de ses limites. Ces fables sont un moteur extraordinaire pour l’être humain, puisqu’elles tracent son destin prométhéen. La technique n’est pas neutre, c’est au contraire le retour d’un investissement émotionnel maximal. Le progrès technique est avant tout militaire, le produit étincelant et mortifère de la rivalité. De même, les fables que l’humanité se raconte sont souvent programmatiques. Avant de triompher de l’ennemi sur le terrain, il faut le pourfendre sur le papier ou dans sa tête. Personne n’a mieux « réalisé ses rêves » que Napoléon ou Hitler.

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Et le roman, notre cher roman, est-ce une simple modalité « moderne » de la fable ? La préméditation d’un acte de vengeance ? Au mieux, sa rumination et son report? Un pur produit du ressentiment ? Le roman, moins enlevé que l’épopée, plus terre-à-terre, plus individuel sans doute que les fictions habituelles, mais fable quand même? Tous les hommes se racontent des histoires, c’est sûr, mais les romanciers ? Julien Sorel et Napoléon même combat, c’est possible, mais Stendhal et Napoléon ?

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A en croire Alain Finkielkraut, il existe une division ontologique au cœur de la fiction, et sans doute au cœur du roman lui-même. Une opposition radicale entre le roman « véritable » et ce qu’il appelle le romanesque, opposition qui malgré sa radicalité ne reproduit pas les oppositions manichéennes (« saint Georges contre le dragon ») que l’humanité met en scène depuis la nuit des temps. L’alchimie délicate qui vient mettre à bas la structure manichéenne de la fable sans la redoubler -opposer simplement la « bonne » subtilité romanesque contre le « mauvais » manichéisme de la fable, ce serait un avatar de la fable- c’est l’art du roman.

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Le roman digne de ce nom serait donc la drôle de machine qui dérègle la mécanique infernale de l’universel et sempiternel mélodrame, le fluide qui dissout en la relativisant l’opposition monotone des forces du Bien et du Mal, que cette opposition se présente sous la forme mythique de la bonne communauté des humains contre un élément étranger qui la menace, ou sous la forme moderne (une simple inversion du modèle traditionnel) d’un Moi autosuffisant face aux Autres, toujours considérés comme un bloc malfaisant et corrompu. Le roman, ce serait un grain de sable dans la machine à produire du kitsch, c’est-à-dire du « mensonge embellissant (Kundera) ». Une machine à ramener le lecteur (et l’auteur ! et le personnage !) vers son dénuement natif, vers sa nudité honteuse d’avant les fables. Paradoxalement donc, le roman raconte des histoires, mais des histoires qui vont de travers, où rien ne se passe comme prévu, où personne ne tient longtemps le beau rôle.

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L’art du roman existait-il avant le roman ? Ou est-ce une nouveauté moderne que cet art délicat qui consiste à pulvériser les fables ? Ou question plus déchirante, l’art du roman existera-t-il après nous ? Est-il sur le point de disparaître, abattu par notre goût pour les petits arrangements avec les choses telles qu’elles sont? On pourrait considérer que le mal que dit de l’humanité le roman est insoutenable. Pourquoi l’humanité voudrait-elle tellement s’entendre dire ses quatre vérités ? Ne serions-nous pas plus heureux si rien ne nous empêchait de croire à nos mensonges? Si rien ne nous empêchait d’adhérer à une vision manichéenne du monde ? Un monde où la puissance coagulatrice du bouc-émissaire ne serait contrecarrée par rien ne serait-il pas plus vivable? C’est une sorte de mystère, avouons-le, que la persistance dans notre monde de cette force dissolvante que Finkielkraut, après Kundera, appelle l’art du roman. J’aurais tendance pour ma part à y voir à la suite de René Girard un héritage du souffle évangélique. Je vois Satan tomber comme l’éclair. Satan, inspirateur des mythes et des mensonges qui s’inventent pour justifier la violence des hommes. Le diable, accusateur de nos frères. C’est pour cela que Girard place l’art des grands romanciers sous le signe de la conversion, dans le sens le plus orthodoxe, c'est-à-dire le plus catholique, du terme. Lorsque le romancier renonce au confort du kitsch, sa vie lui apparaît dans une lumière différente, et il en est transformé. L’œuvre passée reflétait la violence du tous contre un et la fascination pour le rival, l’œuvre à venir les révèlera. C’est ainsi que l’auteur renonce à l’illusion romantique qui permet de distinguer à coup sûr le Bien du Mal, c’est-à-dire le Moi authentique (pur !) du moi altéré par la société ou la morale.
Une belle histoire, non ?

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A vrai dire, tout au long de ma lecture de ce Cœur intelligent, je n’ai cessé de penser au magnifique Mensonge Romantique et vérité romanesque, le premier livre de René Girard, et plus largement à l’ensemble de la théorie mimétique que Girard a développé dans ses ouvrages suivants. J’ai trouvé dans ce Cœur intelligent le même souci que Girard de se mettre à l’écoute de l’art du roman, les mêmes conclusions quant aux vertus des grands romanciers. Comme Girard, Finkielkraut voit l’art du roman comme un art de se dépendre des mensonges de la fiction, c’est-à-dire des différents avatars de la mentalité persécutrice à l’œuvre dans le monde moderne. Car paradoxalement peut-être (les grands romanciers n’ont-ils pas souvent été accusés d’immoralité, ou, variante euphémistique du jour, d’exagération?) l’art du roman – tant pis, avançons sans hésiter ce qui passera peut-être pour une exagération ou un mensonge romantique et ridicule - est idéalement un art à la fois moral, vrai et beau.

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Les pages profondes qu’Alain Finkielkraut écrit sur le rire dans son analyse de La Plaisanterie de Milan Kundera pourraient être signées par un (brillant) girardien. « Le sage ne rit qu’en tremblant » avance, à propos de Milan Kundera, Alain Finkielkraut, citant ainsi Baudelaire sans le nommer. Le sage ne rit qu’en tremblant car il y a rire et rire. Il y a le rire de l’humour qui « dérègle les unions sacrées » et « le rire des amuseurs » qui « désigne les victimes sacrificielles ». Le premier rire, celui qui « dérègle les unions sacrées », ce serait le rire de Dieu, ou plutôt son écho dans le roman. Finkielkraut suit ici Kundera lorsqu’il définit l’humour comme « l’éclair divin qui découvre le monde dans son ambiguïté morale ». Quel Dieu étrange que celui dont le rire sacrilège « dérègle les unions sacrées » et relativise la morale! La conception de la divinité est ici implicitement chrétienne, dans le sens où, selon René Girard, le Dieu des chrétiens est celui qui corrode la puissance de l’unanimisme des persécuteurs. Dieu rit des hommes et de leur propension à prendre leurs mensonges au sérieux, à se gonfler d’importance avec le souffle des histoires qu’ils se racontent.

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C’est aussi dans une perspective classiquement girardienne que l’on pourrait lire les très belles pages que Finkielkraut consacre au Premier Homme d’Albert Camus. « Ce qu’a de plus émouvant, et même de tragique, Le Premier Homme, c’est moins son inachèvement que son caractère inaugural. Camus revenait sur ses pas et, simultanément, il se déprenait de lui-même (je souligne), de la pompe que lui reprochait Sartre comme du dépouillement trop concerté de l’écriture blanche. Sa prose s’est métamorphosée afin de restituer aussi complètement que possible la présence physique du monde dont il est issu. Camus est mort alors qu’il naissait, littérairement, à une vie nouvelle. » Girard n’a jamais analysé Le Premier Homme, un ouvrage paru alors qu’il avait écrit l’essentiel de son œuvre. Pourtant, dans un article de 1964, Girard décrivait déjà l’évolution littéraire de Camus à la fin de sa vie sous l’angle de la conversion et de la renaissance dont La Chute, dernier ouvrage achevé de Camus, serait le premier fruit. Girard parle en effet à propos de cet ouvrage d’une « espèce de conversion » de l’auteur qui se livre à une autocritique féroce sous les traits de l’avocat Clamence sous l’emprise d’une métamorphose spirituelle.

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De la même manière que Girard a lu L’Etranger à la lumière de La Chute, il serait intéressant de relire cet ouvrage à la lumière de l’analyse que nous offre Finkielkraut du Premier Homme. Meursault est plongé dans la banalité d’un terne quotidien, mais il se réclame d’un ailleurs radical qui en Algérie l’isole de ses proches, et même de l’humanité entière. Cet ailleurs n’est pas un lieu puisque Meursault refuse une mutation vers Paris, le lieu désirable par excellence pour un écrivain originaire d’une province française reculée tel que Camus. D’une certaine façon, Meursault n’a nul besoin de rejoindre un ailleurs qui existerait hors de lui, puisque l’ailleurs, il l’incarne. L’étranger, au sens de lieu, comme lorsqu’on dit « je vais à l’étranger », c’est lui. Ce refus de Meursault de reconnaître son incomplétude, son besoin d’un ailleurs, n’est-ce pas l’ultime pointe du mensonge romantique ? Meursault, étranger en sa propre patrie, paraît appartenir à un autre monde que celui qui l’environne, un monde dont il serait le seul habitant en même temps que le souverain implacable. La place dans le monde de Jacques Cormery, le personnage principal du Premier Homme, est rigoureusement opposée à celle-ci. Jacques se reconnait pleinement comme provincial, attiré par un ailleurs qui représente la culture et la distinction. La reconnaissance de cette attirance, de ce désir d’étrangeté, marque une révolution complète par rapport à Meursault. La reconnaissance par Camus, à travers la figure de Jacques, de sa propre incomplétude, de son désir ontologique d’un ailleurs, lui donne dans un même mouvement la possibilité d’aimer sa propre terre natale, celle que lui rend sa « mémoire vive de la mer, du soleil et des paysages (Finkielkraut)» et de se reconnaître « snob », attiré par le monde métropolitain de la culture. Alors que Meursault se trouvait dans le double déni, celui de son attachement physique à sa terre natale et celui de son désir métaphysique pour un ailleurs littéraire, Jacques Cormery est l’homme de la reconnaissance, il se reconnaît algérien, un fils de la terre de son enfance, et il reconnaît son désir d’un ailleurs, celui de cette France exotique, patrie de la culture. En bonne orthodoxie girardienne, cette reconnaissance de la nature exogène du désir, de sa propre incomplétude, passe par une reconnaissance dans la formation de la structure de son désir pour le monde du rôle concret des médiateurs. C’est ainsi que dans Le Premier Homme, Camus paye sa dette à l’égard de ses médiateurs, à commencer par ses parents et M. Germain, son instituteur. « Voici les miens, mes maîtres, ma lignée… »

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Une dernière remarque à propos de ce Premier Homme selon Finkielkraut. Il s’agit du seul ouvrage analysé dans Un Cœur Intelligent signé par un auteur français. Cela pourrait paraître curieux de la part d’un auteur pour lequel il n’existe rien de plus essentiel que le lien qui unit la France avec la culture. Comment comprendre ce paradoxe ? Comment comprendre que les choix littéraires d’Alain Finkielkraut se portent sur des ouvrages signés par des auteurs anglo-saxons ou russes, plutôt que français ? Il faut voir ici, je pense, le souci d’une prise de distance par rapport à une réalité qui serait immédiatement donnée dans l’expérience personnelle du lecteur, à l’image même du détour par la fiction proposée par le roman. Il faut remarquer que l’ouvrage le plus récent est encore celui de Camus, et qu’il date de près d’un demi-siècle. La distance géographique est doublée d’une distance temporelle. Ces deux prises de distance plaident en faveur de l’universalité du roman (ou peut-être de son européanité, puisque tous les auteurs ici évoqués sont européens au sens large). Plus profondément peut-être notons aussi que d’une certaine façon, l’exception camusienne confirme la règle ici énoncée puisque pour Camus lui-même, la France est le pays exotique par exemple. Il est ce pays d’une « attirante étrangeté », pays qui l’aimantera vers la culture et qui le ramènera plus sûrement à lui-même qu’il l’aura d’abord aimanté. Le seul livre français est celui qui met en scène la distance qu’instaure la littérature à l’égard des enjeux des fables dans lesquels tout un chacun se perd.

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Mais Alain Finkilelkraut ne parle pas de René Girard. Pourtant, illustrant dans la forme ce qu’il nous dit sur le fond, Alain Finkielkraut défend par la voix de Vassili Grossman (qui lui-même cite Tchekhov !), la médiation des noms propres. Le roman nous empêche, écrit-il de céder « à la dangereuse ivresse d’aimer ou d’exécrer les êtres abstraits sans nom ni prénom ». Personne mieux que René Girard ne s’est mis à l’écoute du roman pour nous livrer la philosophie du roman. Lorsqu’Alain Finkielkraut souligne la structure toujours identique du « romanesque » face aux contenus changeant du bien et du mal, on croirait lire du Girard parlant des mythes. Ici c’est seulement le vocabulaire qui change. Là où Girard oppose le romantique (mensonger) au romanesque (véridique), Finkielkraut oppose le romanesque (mensonger) au roman (véridique). Le mot romanesque est donc utilisé de manière diamétralement opposée par les deux auteurs, ce qui ne facilite certes pas la compréhension du lecteur, mais ne change rien sur le fond.

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Il ne faut sans doute pas donner de sens trop précis à cette subversion sans doute involontaire par Finkielkraut du sens du mot romanesque chez Girard. Cependant, il est troublant que l’identité de pensée soit camouflée par une utilisation diamétralement opposé du même mot. Ce que Girard appelle romantique, Finkielkraut l’appelle romanesque, et pour désigner ce que Girard appelle romanesque, Finkielkraut parle tout simplement du roman, ou de l’art du roman. Mais les deux auteurs, s’ils s’opposent sur le sens à donner au mot romanesque, se retrouvent parfaitement sur le fond pour célébrer les vertus du roman, « instance d’appel (Finkielkraut) » face au mensonge universel des fictions stéréotypées.

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Il y a quelque chose d’admirable dans le soin qu’Alain Finkielkraut, qui en tant que critique, ne se réclame d’aucune école, qui ne revendique aucune grille d’analyse, prend à rester au plus près du texte, à suivre l’intrigue des romans sur lesquels il se penche jusqu’au bout. Pour une fois, le critique s’efface derrière le texte. C’est en tant que simple lecteur qu’Alain Finkielkraut s’adresse à nous , sans théorie interprétative, sans grille d’analyse. Et c’est sans doute grâce à cette lecture attentive, à cette ouverture au texte, que ce sont ces romans mêmes qui deviennent des grilles d’analyse merveilleuses pour nous livrer les secrets de notre monde. Aucune grille n’est plaquée sur ces romans, ils ne sont l’illustration de rien du tout, mais deviennent au contraire la source d’un savoir sur notre monde. Là encore Alain Finkielkraut rejoint René Girard lorsque celui-ci prétend avoir tiré sa théorie mimétique de la substance même des grands romans de la civilisation occidentale.

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Afin de poursuivre hardiment ma tentative d’annexer ce Cœur intelligent à la théorie mimétique girardienne, je reviens encore une fois sur la question du rapport qu’entretient le roman avec le collectif. Il se dégage de l’ouvrage d’Alain Finkielkraut une défiance radicale à l’encontre du collectif. A travers le goût et dégoût du lyrisme révolutionnaire chez Kundera, ou le goût et le dégoût de « l’encamaradement » chez Haffner par exemple, pointe une forme de terreur face à la puissance du mimétisme humain. Car si celui-ci fédère les groupes, c’est toujours grâce à la désignation d‘une Bête immonde, par exemple celle qu’incarne le raciste, ou supposé tel, de nos jours. L’adhésion à la modernité, au temps présent, est terrifiant parce qu’il se coupe de toute profondeur temporelle (un recours aux anciens) ou spatiale (une ouverture à la verticalité religieuse). La mortifère tautologie du temps présent, qui se juge bon et supérieur aux époques antérieures seulement parce que c’est son tour d’être là, détruit la possibilité d’une prise de distance vis-à-vis de soi-même et de son époque. Cette possibilité est pourtant une condition d’existence de l’art du roman. Celui-ci ne peut exister sans le recours à un héritage (« l’héritage décrié de Cervantès », auquel Kundera se promet d’être fidèle) ou à une tradition (la tradition qui nous a transmise le dogme du péché originel, celle qui fait retentir le rire de Dieu à travers l’histoire).

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L’art du roman, un art qui est pourtant un enfant de la modernité, est-il menacé de disparition par la modernité triomphante ? La voix singulière des romanciers va-t-elle devenir inaudible sous les cascades des rires lyncheurs des foules démocratiques ? Les décapitations symboliques et virtuelles des têtes qui dépassent n’épargnent pas les romanciers (voyez Kundera lui-même en son pays). Cette inquiétude devant le retour de la mentalité persécutrice est au cœur de l’ouvrage d’Alain Finkielkraut. Cette inquiétude, René Girard la partage. Et lorsqu’Alain Finkielkraut cherche en vain les romanciers contemporains qui sauraient remettre à leur place les Don Quichotte modernes qui s’affublent sans que personne ou presque ne pense à en rire du qualificatif de résistants, nous partageons son inquiétude. « C’est peut-être cela, la société postlittéraire ou le monde d’après le roman ; un monde peuplé d’Emma Bovary sans Flaubert, d’enfants de don Quichotte sans Cervantès et de moulins à vent allégrement confondus avec la Bête immonde. »

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Sans doute l’affirmation qui suit paraîtra ridiculement grandiloquente et pompeuse à ceux qui sont encore là, mais d’un certain point de vue la disparition du roman c’est aussi la fin du monde. Dans la fable en effet, qui est la modalité normale du discours, le monde, obstacle à la réalisation du désir de l’individu, devient la victime émissaire du récit, il est expulsé pour laisser la place à une réalité intégralement manipulable, que l’auteur modèlera en fonction de ses désirs. Que ce héros se conçoive in fine comme triomphateur du monde ou comme sa victime favorite importe peu, il s’agit toujours de façonner une réalité mythique visant à offrir des compensations symboliques à l’humanité. Le monde asservi révèle son statut de victime émissaire au sens où la maîtrise intégrale du monde par l’affabulateur fait de ce dernier l’enjeu du récit. C’est toujours un moi aliéné qui se fantasme souverain. Par contraste ce que l’on pourrait appeler grâce à Camus ou à Coetzee la littérature de la chute ou de la disgrâce de l’humanité, autant dire le roman, est attentif à ce qui résiste dans ce réel aux caprices de l’auteur.

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Je reviendrai peut-être plus longuement et dans un autre cadre sur les liens qui unissent La Tache, ouvrage à propos duquel Finkielkraut a des pages magnifiques, et la théorie mimétique. La Tache est consacrée à la violence collective sous une de ses formes modernes les plus frappantes, c'est-à-dire antiraciste et moralement impeccable. Finkielkraut montre qu’un des enjeux du livre est de montrer la violence collective sans verser dans une forme de romantisme du tous contre un. Je me contente de noter que je vois une forme de contradiction dans ce que dit Finkielkraut à propos de Tout Passe de Vassili Grossman, (« le Mal est dans le fait de localiser le mal ») et ce qu’il dit de la conception du Mal qui se dégage de l’œuvre de Roth. Si le Mal consiste à vouloir se purifier de la souillure, il n’en reste pas moins que la tache existe en tant que tache, et que le processus de purification est conçue comme une souillure de plus. Il faudrait que Girard et Roth s’expliquent plus longuement.

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Je l’ai dit plus haut, à croire René Girard (et Milan Kundera à sa suite) les grands romanciers connaissent à une période de leur vie un processus qui s’apparente à une conversion religieuse. Leur jeunesse, le temps des illusions romantiques (Girard) ou du lyrisme sentimental (Kundera), leur apparait dans une lumière nouvelle qui leur donne une lucidité inédite. Il est possible que d’autres hommes que les romanciers connaissent au cours de leur existence un processus semblable. Alain Finkielkraut a raconté, je crois, cette expérience dans son ouvrage intitulé Le Juif imaginaire paru en 1981. A l’âge de 30 ans environ (l’âge idéal pour une conversion existentielle selon Milan Kundera) Finkielkraut revenait sur le rôle gratifiant qu’il avait endossé avec enthousiasme dans sa jeunesse : celui du Juif victime d’un antisémitisme français omniprésent qu’il s’agissait de pourfendre avec courage et enthousiasme. Intempestif (comme le Lord Jim de Conrad), il résistait au nazisme avec quelques décennies de retard. Avec cette posture du résistant seul contre tous, il rejoignait celle de l’homme du souterrain, cet « égocentrique sans ego », celle du « je suis seul et eux ils sont tous » que nous connaissons tous (en termes girardiens :« chacun se croit seul en enfer et c’est ça l’enfer »).

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La conversion littéraire, c’est reconnaître que l’on n’est pas seul, que nous sommes, chacun d’entre nous façonnés par autrui. « Voici les miens, mes maîtres, ma lignée…» nous dit Finkielkraut à la suite de Camus. Ce panthéon intime ne comprend pas le nom de René Girard. Cet article se contente de suggérer qu’il devrait néanmoins y trouver sa place.
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05/09/2009

Ode à l'Avenir

Il faut absolument
Bouger avec son temps
Et avec La Poste.

Le désastre de la culture, c'est rien que des racontards!
La fin de l'Histoire, c'est rien que des bobards!
Pour les jobards!

On les laissera pas gâcher la fête!
Fêtons en SMS
L'avènement de la nouvelle Messe
Qui dit du bien de nos fesses!

Félicitons-nous en texto
de nous voir si beau
dans la plupart des vidéos
qu'on voit sur internet!

Dites non, non et non avec moi
Au franco-franchouillardisme,

Et oui, oui, oui
Au mondialo-mondialisme.

Allons au devant de l'Avenir
Qui nous appartient,
Et même au-delà.

Offrons-lui notre bénédiction
De peur qu'il ne se fâche
Ou pire qu'il nous ignore.

C'est que l'Avenir
Faut qu'j'vous dise,
Lui et moi,
On est comme cul et chemise!

D'où il se trouve
Il me sussure

Qu'il nous trouve bien frileux,
Et très recroquevillés.

En un mot, ringards!

Que la grippe A
Et la crise,
Et le réchauffement,
Et la fin du monde,
Et tout ça,
C'est que des trucs inventés
Par des vieux réacs
Pour nous faire croire
Qu'en Lui il faut plus croire.

Mais mon Dieu est en moi!
Et je suis en Lui!

Et pour rien au monde
Ces vils démons d'antan
Auront raison de Lui!